Rapports

Une Union Européenne à 20 langues ou plus :
un défi majeur pour les services d’interprétation

Karen M. Lauridsen
Handelshøjskolen i Århus, DK

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La décision politique a été prise : suite à la signature du Traité de Nice (2001), 10 pays négocient actuellement leur entrée dans l’Union européenne, et les services linguistiques de l’Union sont en train de préparer l’arrivée de 10 nouvelles langues officielles d’ici le 1er janvier 2004. Le Bulletin du CEL/ELC a interrogé M. Brian Fox, du Service Commun Interprétation Conférences (SCIC) et M. Patrick Twidle de la Direction de l’Interprétation du Parlement Européen, pour savoir comment ils comptent faire face à ce nouveau défi.

Bien que le traité n’ait pas encore été ratifié par tous les pays et que les négociations soient loin d’être terminées, les préparatifs pour l’élargissement de l'Union européenne vont bon train. Les deux services d’interprétation travaillent sur le problème de l'élargissement depuis le début des années 1990 en aidant par exemple les universités des pays en voie d'accession à former des interprètes de conférences, en formant des formateurs et en accordant des aides financières, notamment pour l’achat d'équipement.

Les services d’interprétation auront d'emblée la responsabilité de s’assurer que les institutions européennes puissent fonctionner à tout moment avec les interprètes dont elles ont besoin. Intégrer jusqu'à 12 nouvelles langues dans un laps de temps très court constitue en fait un défi extraordinaire lorsque l'on sait qu'aucune de ces langues n'est actuellement couramment pratiquée dans les conférences internationales, que certaines n'ont acquis que tout récemment le statut de langue nationale et que beaucoup n'ont qu'un nombre de locuteurs natifs relativement restreint.

Accroissement du nombre d'Etats membres = plus de réunions = plus d’interprètes

Le Traité de Nice prévoit 25 Etats membres et un maximum de 732 députés au Parlement européen d’ici 2004. A la clôture de l'Année européenne des langues, l'an dernier, le Parlement européen travaillait déjà au doublement du nombre de langues officielles et de langues de travail. Sous la pression du Parlement, la Commission s'est donné pour objectif de conclure les négociations avec un maximum de pays candidats à temps pour qu'ils puissent adhérer avant les élections européennes de 2004.

« Le droit pour un député européen de s'exprimer, de lire et d'écrire dans sa langue maternelle est au cœur de la légitimité démocratique du Parlement » affirme Patrick Twidle. « Plus important encore, les citoyens de l'UE ont peu de chances de se reconnaître dans le Parlement européen si le Parlement ne reconnaît pas leur langue. Des collègues et des parlementaires des pays candidats vont sans doute bientôt nous rejoindre et nous travaillons d'arrache-pied pour nous préparer à accueillir des langues aussi peu familières dans nos institutions que le bulgare, le tchèque, l'estonien, le hongrois, le letton, le lithuanien, le maltais, le polonais, le roumain, le slovène, le slovaque et le turc. »

Mathématiquement, la présence de 22 langues officielles au sein de l'Union européenne signifie l'existence de 22 x 21 = 462 combinaisons de langues potentielles. Mais le droit de s'exprimer, de lire et d'écrire dans sa propre langue n'est pas seulement une question de légitimité démocratique, c'est aussi, pour des futurs membres d'une Union européenne élargie, l'affirmation symbolique, à travers ce respect des langues nationales et officielles, de la reconnaissance de leur indépendance et de leur souveraineté.

Comme les services du Parlement européen, le SCIC fournit un service d'interprétation complet dans toutes les langues officielles lors des réunions du Conseil des ministres, du Comité des régions, du Comité économique et social européen, etc. Toutefois, sur les quelque 12000 réunions par an pour lesquelles le SCIC assure l'interprétation, un certain nombre font l'objet d'interprétation dite « asymétrique ». Dans ce cas, l'interprétation est assurée à partir des 11 langues officielles actuelles vers seulement deux ou trois langues cibles. En effet, si les représentants préfèrent de loin s'exprimer dans leur propre langue, ils comprennent généralement les débats en anglais, en français ou en allemand. Dans d'autres cas, l'interprétation peut être assurée dans seulement deux ou trois langues de travail au sein d'un comité restreint, ou au contraire entre 22 langues lorsque se tiennent, par exemple, des réunions entre ministres ou fonctionnaires des états membres actuels et les représentants des pays en voie d'accession.

Tout ceci a des conséquences inévitables en terme de logistique, et des projets de construction sont en cours. Des nouveaux bâtiments sont prévus pour la Commission européenne et le Conseil européen, avec des salles de réunion plus grandes. Au Parlement européen, on passera des 625 sièges actuels à 732, et les cabines d'interprétation seront prévues pour 24 langues.

Une approche réaliste du multilinguisme

Cependant, il n’est pas question actuellement de déroger au principe des trois interprètes par cabine. De toute évidence, l'organisation des services d'interprétation pour chaque réunion sera encore plus complexe qu'auparavant, pour s’assurer que chaque participant bénéficie de l'interprétation dont il/elle a besoin.

On peut toutefois prévoir que les Etats membres n’enverront pas tous des représentants à chaque réunion, ce qui peut rendre inutile l'interprétation dans telle ou telle langue. « Dans l'avenir immédiat, on peut prévoir que certaines langues ne disposeront que d'un nombre limité d'interprètes qualifiés, en dépit des meilleures intentions du monde, et qu'il faudra alors leur épargner toute mission inutile, » affirme Brian Fox.

De plus, l'accroissement du nombre d'Etats membres engendrera inévitablement une diversification des combinaisons linguistiques. A raison de trois interprètes par cabine, l’interprétation par langue relais deviendra donc la règle plutôt que l’exception, du moins dans un premier temps. Il est par conséquent important que les interprètes soient formés à travailler non seulement pour leur «auditoire», c'est à dire les participants aux réunions, mais aussi pour leurs collègues, lorsqu'ils interprètent vers les langues dites "langues pivot". Lorsqu'un interprète travaille, par exemple, du roumain vers le français, il/elle n'interprète pas que pour la partie francophone de l’auditoire, mais également pour les interprètes utilisant le français comme langue pivot pour leur interprétation vers, par exemple, le grec ou le suédois.

Un nombre de langues et de combinaisons linguistiques accru

Les deux services d'interprétation ont adopté des stratégies quelque peu différentes, à moyen et à long terme, pour faire face au défi de l'accroissement du nombre de langues et de combinaisons linguistiques. « Comme lors de presque toutes les accessions, nous devrons inévitablement avoir recours à l'interprétation vers les langues étrangères dans la phase initiale » affirme Brian Fox. « Notre objectif au SCIC est d'arriver à couvrir toutes les langues le plus rapidement possible de façon à passer à l'interprétation directe, et ne pas se contenter de l'interprétation à partir de la langue maternelle, ce qui rendrait très difficilement gérables les réunions à interprétation asymétrique. »

Au Parlement européen, les interprètes doivent savoir travailler aussi bien vers qu'à partir de leur langue maternelle. Les langues des pays en voie d'accession sont toutes des langues moins diffusées et moins enseignées dans le cadre de l'UE, et les interprètes dont ce sont les langues maternelles (langues A) doivent donc savoir travailler vers une des principales langues pivot. Mais tous les interprètes sont invités à ajouter de nouvelles langues à leur « portefeuille » de langues disponibles. « C'est à ce prix seulement, avec un système hybride, que la Direction de l'interprétariat pourra obtenir des interprètes la flexibilité nécessaire, et s'assurer que les compétences requises seront présentes dans les cabines », précise Patrick Twidle. « Le travail sera assuré moitié moitié par des permanents et par des indépendants. »

Nouvelles technologies

Les nouvelles technologies viendront peut-être au secours des services linguistiques : l’interprétation à distance a notamment été expérimentée pour tenter de résoudre certains des problèmes logistiques qui se posent. Cependant, cette technologie s’avère peu adaptée au contexte institutionnel : elle est coûteuse et peu compatible avec la qualité, car il est plus fatigant d’interpréter à partir d’un écran placé dans une autre salle qu'à partir d'une cabine placée dans la salle de conférence elle-même. Les services d’interprétation éviteront donc dans la mesure du possible l’interprétation à distance.

Toutefois, les nouvelles technologies peuvent fournir une aide précieuse en matière d'accès à l'information et aux ressources (utilisation de l'intranet, ordinateurs de poche, etc.) et pour favoriser les échanges (chats multilingues sur internet, streaming, réunions « virtuelles », visioconférences combinées avec des forums sur internet, etc.). Le SCIC possède une unité Nouvelles technologies qui vise à exploiter au mieux les technologies existantes ou à venir et à optimiser les développements en cours. Les activités de cette unité feront l'objet d'un article plus développé dans le prochain numéro du Bulletin CEL/ELC.

Formation professionnelle

Tout ceci ne sera évidemment possible que si les services disposent d'interprètes ayant reçu la formation nécessaire. Le projet pour la création d’un Master européen en interprétation de conférences a été lancé en 1997/98 en coopération avec un certain nombre d’universités européennes qui formaient déjà des interprètes de conférences et en 2001, les universités proposant ce diplôme européen ont créé un consortium. Le consortium comprend maintenant 15 membres à part entière et 2 observateurs, et inclut 5 membres des pays en voie d'accession. Des projets spécifiques sont en cours pour améliorer la formation en interprétation vers la langue B et pour étudier de possibles utilisations de sites web et de systèmes d'enseignement à distance sur Internet.

Le Master permet à des personnes en provenance de toute l'Europe, y compris des pays en voie d'accession, de développer leurs compétences en interprétation, à condition de posséder déjà les qualités linguistiques et les compétences de base requises. Il permet non seulement d'apporter le soutien financier de la Commission et du Parlement, mais fournit également une plate-forme commune pour la formation des interprètes, notamment dans les futures nouvelles langues officielles (voir également les informations dans la rubrique Brèves).

Faire face …

Tout ce dispositif pourrait sembler fort coûteux. Une enquête a cependant démontré l'an dernier que l'ensemble des services linguistiques (traduction et interprétation) n'a coûté que 2 euros par an au contribuable européen. Ce coût doit rester pratiquement inchangé après l’élargissement. Dès 2003 le nombre de réunions concernant une partie ou la totalité des nouvelles langues sera en augmentation, et il faudra faire face. Il y aura bien un accroissement de la demande, mais les budgets ne suivront pas. « Nous nous efforçons de continuer à offrir un service adapté et performant en tirant le meilleur parti des budgets qui nous sont alloués » assure Brian Fox.


Bulletin d'information 8 du CEL - avril 2002