Rapports |
Répondre
aux besoins langagiers : la coopération entre les universités
et leur environnement socio-économique dans le domaine de la traduction
Daniel
Gouadec |
De toute évidence, les universités ont très largement contribué à répondre aux besoins de leur environnement socio-économique en matière de communication internationale. La réalité de cette contribution apparaît d’abord dans le fait que la formation de traducteurs est désormais parfaitement légitimée et légitime aux yeux du corps social dans son ensemble, parce qu’elle répond à un besoin réel, fortement ressenti. Bien qu’il soit souvent occulté par les discours sur la globalisation, la mondialisation, et autre internationalisation, ce besoin réel est d’abord apparu via le processus d’européanisation, qui relève à la fois du processus de construction européenne et de l'existence d'un marché européen de proximité relative.
On comprend donc la multiplication des formations de traducteurs en contexte universitaire en Europe, d’abord, et dans le reste du monde ensuite. En quelques années, le nombre de formations en traduction à Bac+5 est ainsi passé, en France, de 5 à 26, et le record européen est détenu par l'Espagne avec la généralisation des facultés de traduction et d'interprétation. Ces formations ne concernent d’ailleurs pas que la formation initiale, mais s’inscrivent également dans le cadre de programmes de formation continue ou post-universitaire. Le phénomène est également sensible dans les pays candidats ou en phase d’accession à l’UE, où les formations se sont multipliées sous l'impulsion de nombreux programmes européens de type TEMPUS.
On peut raisonnablement émettre l’hypothèse que la mise en place d’une offre de traduction renforcée via la formation que l’on pourrait dire « de masse » compte tenu de l’augmentation des effectifs - a contribué à susciter une part essentielle du besoin ou, pour être plus précis, à faire prendre conscience à tout un chacun de la nature de la traduction – sous ses formes les plus diverses – et, plus encore, à faire prendre conscience de l’intérêt que présente la traduction en termes de plus-values économiques, culturelles, techniques, ou d’image.
L’hypothèse est confortée par une observation simple : à chaque implantation d’une véritable formation universitaire de traducteurs correspondent d’abord une forte implantation régionale d’entreprises de traduction et de traducteurs individuels puis un accroissement des volumes de traduction achetés par les donneurs d’ouvrage locaux ou au niveau régional. Plus encore, certaines études ont montré que dans les régions où fonctionne le binôme « formation de traducteurs + traducteurs professionnels », plus de soixante-quinze pour cent des entreprises ou organismes consommateurs de traduction dans des régions sont de nouveaux clients[1] . Lorsqu’on interroge ces donneurs d’ouvrage, ils confirment que c’est en raison de la proximité de l’offre et donc, en amont, en raison de l’existence d’une formation professionnalisée qu’ils ont commence à faire traduire – et s’en félicitent. Mais il faut ajouter que tout pôle local ou régional draine très vite une clientèle nationale et internationale.
Globalement, les formations universitaires de traducteurs ont également contribué à fournir à ce qui est en passe de devenir une industrie (l’industrie de la traduction et des services linguistiques), la main-d’œuvre dont elle avait cruellement besoin, notamment en formant les futurs traducteurs aux nouvelles technologies qui sont à la fois la marque et le moteur de cette industrialisation. Il ne s’agit pas ici de polémiquer sur les conditions de travail ni les niveaux de rémunération, mais de constater qu’il y a, en l’occurrence, réponse à un besoin réel via cette autre forme de coopération avec l’environnement socio-économique au sens large du terme.
Ajoutons aussi que les formations les plus performantes et les plus soucieuses d’adéquation au marché sont en train d’anticiper sur des besoins nouveaux, qui dépassent désormais largement les besoins traditionnels de traduction. Ces besoins sont nés du souci de tirer le meilleur parti des nouvelles technologies au service d’une meilleure efficacité de communication internationale. Il s’agit de définir et proposer de nouveaux profils de formation d’ingénieurs en communication multilingue capables de répondre à la totalité des besoins langagiers des organismes et entreprises de toutes tailles en proposant des services et prestations élargis couvrant, au-delà de la traduction et en incluant cette activité particulière, toute la gamme des formes, supports, et modes de communication. Dans le souci de répondre à l’évolution des besoins langagiers, certaines formations universitaires de traducteurs incluent maintenant tout ce qui touche à la rédaction technique multilingue, à la gestion d’intranets et extranets, à la création-traduction-maintenance de sites, et à l’ensemble des supports logistiques et logiciels correspondants.
Dans cette perspective particulière, la coopération entre l’environnement économique et les formations universitaires de traducteurs prend tout son sens car ni l’un, ni les autres, ne peuvent prétendre y arriver seuls. D’où l’émergence de consortiums officieux ou officiels qui, sur le modèle des projets européens, réunissent les acteurs universitaires et économiques afin de définir des objectifs précis puis de mettre en place les conditions de réalisation de ces objectifs. On pourrait citer ici, notamment, le conseil de perfectionnement des formations de traducteurs qui réunit de façon informelle des formateurs de Belgique (Marie Haps), Finlande (Turku), France (Rennes), Espagne (Tarragone), des entrepreneurs, et des donneurs d'ouvrage. Parfois, c’est le besoin de l’environnement socio-économique qui tire le projet ; parfois, c’est l’institution de formation qui propose et projette de nouvelles dimensions.
Dans cette perspective, on relèvera par exemple que le mouvement pour l’assurance de qualité en traduction (et en terminographie) a ses origines dans certaines universités et figurait au centre de leurs préoccupations dès 1986. Dès cette époque, des systèmes d’assurance qualité complets ont été élaborés dans le cadre de formations continues de traducteurs professionnels, assurées par des universitaires, en France, en Belgique ou en Allemagne notamment, et ont été mis en place à la fois dans les services internes et dans les entreprises de traduction (parfois même dans des agences de traduction). On retrouve à cet égard le rôle de pionnier des universités dans la prise en charge de l’encadrement des évolutions vers des pratiques de type « industriel » et, notamment, dans la mise en place de dispositifs de pilotage et de contrôle de l’exécution de prestations de services langagiers. Un exemple parmi tant d'autres serait celui du projet PERFEQT (MLIS), qui a permis entre 1999 et 2001, dans le cadre d’un consortium réunissant des universités européennes et des acteurs du monde économique[2] , la réalisation d’un outil de gestion de la qualité en traduction. La coopération, étroite, visait à la recherche de solutions efficaces pour répondre à un besoin social devenu tellement important et tellement complexe que les traditionnelles méthodes artisanales ne suffisaient pas à y répondre.
Si l’on ajoute que les universités et l’ensemble de leurs partenaires socio-économiques ont également pris en compte, ces dernières années, des besoins « nouveaux » en traduction et interprétation de type « communautaire », on comprend à quel point les synergies ont pu jouer. Sous quelque angle que l’on observe la situation, la mutation la plus nette dans la formation des traducteurs, a été (pour ceux qui ont déjà sauté le pas) est (pour ceux qui basculent aujourd’hui) et sera (pour tout le monde) la redéfinition des cursus et des architectures de formation de traducteurs pour tenir compte de l’évolution des besoins. Dans le cadre de cette redéfinition, l’environnement socio-économique dicte, pour une part, les objectifs à atteindre et les options et les universités proposent des solutions que teste et valide la demande sociale. La coopération en la matière est une (heureuse) fatalité.
Notes
[1] Enquêtes téléphoniques CFTTR/CRAIE (université de Rennes 2) 1990, 1995.
[2] Les sociétés Mannesman Demag (Allemagne) et LCI (France).
Bulletin d'information 8 du CEL - avril 2002