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Frank Jablonka (Wien)


Stéphanie Pouessel (2010): Les identités amazighes au Maroc. Paris: Non Lieu.


Le présent ouvrage, qui se situe dans le champ de l'anthropologie du langage, et qui est un pur produit de l'école anthropologique de l'EHESS, représente à maints égards une révélation pour tout chercheur intéressé par les contacts de langues et dynamiques di-/pluriglossiques dans le Maghreb. Les recherches quantitatives sur la situation sociolinguistique marocaine de Boukous (1995, 2000) se trouvent ainsi confrontées avec une recherche qualitative qui apporte de nombreux détails et qui, même si elle apparaît modeste à côté des premières, peut se mesurer en termes de précision (certes non chiffrée, mais exemplaire) avec ces dernières. Le linguiste, y compris romaniste, surtout d'orientation ethno-sociolinguistique et variationniste, pourra ainsi difficilement écarter ce titre qui se focalise sur cette langue minoritaire berbère (= amazighe) en plein essor, langue de l'État marocain (avec l'arabe, bien sûr) au Maroc depuis la mi-2011 qui connaît un passé et un présent riches de contacts avec des langues romanes, notamment avec le français et l'espagnol (mais il n'est guère question de ce dernier dans l'ouvrage recensé).

En effet, surtout dans la région rifaine, dans le nord du Royaume, ainsi que dans l'enclave espagnole de Melilla, l'amazigh l'emporte de plus en plus en importance sur l'arabe marocain comme pôle de contact vis-à-vis des langues européennes postcoloniales.1 On comprendra que la France, dont la stratégie de politique linguistique visait à l'époque coloniale à déjouer le berbère contre l'arabe afin de ronger le patrimoine culturel arabo-musulman et d'en faire un allié du français et de la francisation (voire occidentalisation) des territoires placés sous son contrôle en Afrique du nord, et qui a rencontré une opposition farouche au Maroc, notamment lors de la Guerre du Rif (1922–1926) au cours de laquelle le leader berbère Abdelkrim put infliger de lourdes pertes aux forces armées commandées par le général Pétain, s'intéresse aujourd'hui à nouveau, et sous un jour nouveau, à la question amazighe. Il convient de mettre ce grain de sel auto-réflexif dans une recherche, par ailleurs fort révélatrice, en en dégageant son propre caractère postcolonial.

C'est donc du côté des groupes de pression en faveur de la promotion de l'amazigh que Pouessel a cherché, et sans doute correctement identifié l'angle d'attaque sans lequel il est impossible de comprendre le lever de l'étoile berbère au cours de cette dernière décennie. Car l'impulsion ne venait certainement pas de la part de la masse parlante, progressivement indifférente à la question dans la mesure où elle fut absorbée par l'arabophonie dialectale. Si l'auteure ne s'intéresse que marginalement à un éventuel écart qui se creuserait entre les intellectuels et 'professionnels' de l'amazighophonie et la masse parlante dans ses attitudes et habitudes communicationnelles quotidiennes (117), ce fait pourra, a priori, étonner le lecteur familiarisé avec le divorce entre les promoteurs ardents et les profanes frileux à la question (comme dans l'Occitanie de l'après-Lafont, cf. Jablonka 2008a).




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En revanche, dans le cas présent, ce qui pourra, au premier abord, apparaître comme une négligence semble s'avérer justifié par le fait que les promoteurs rencontrent un écho certain auprès de la population (virtuellement / potentiellement) berbérophone. Le programme pilote, didactiquement assez risqué, de l'introduction de l'amazigh dans 300 écoles primaires à la base de la graphie tifinaghe semble y être pour quelque chose. Il est, en effet, passionnant d'observer cette politique de l'aménagement linguistique de l'amazigh, dont le programme didactique n'est qu'une composante, orchestrée par l'IRCAM (Institut Royal de la Culture Amazighe au Maroc, siège à Rabat) sous la direction d'Ahmed Boukous, militant amazighophile et sociolinguiste en chef de première heure et de longue date. Cette campagne se solde dans une réussite d'une ampleur inattendue qui a culminé dans la reconnaissance de l'amazigh par voie constitutionnelle il n'y a même pas un an.

C'est quand même une petite révolution "du haut" (en l'occurrence du Trône) qui ouvre une brèche dans le monopole arabophone jusque là à peine contesté sur le plan officiel. La stratégie de recherche de Pouessel, à savoir de se concentrer sur les discours "savants" et de délimiter son sujet de travail en fonction de ce choix, tout en écartant assez largement le témoignage du vécu communicationnel de la masse parlante 'profane', même si elle apparaît prima facie quelque peu insatisfaisante du point de vue de la sociolinguistique variationniste du contact, s'avère néanmoins justifiée dans une visée d'anthropologie du langage par les caractéristiques du cas de figure.

En effet, il semblerait que les militants amazighophiles aient réussi une campagne à côté de laquelle la politique linguistique coloniale se présente comme le fait de pauvres amateurs. A l'origine, encore à l'époque de Hassan II, le mouvement amazigh au Maroc, avec Boukous et ses camarades en tête, s'inscrivait dans une politique d'extrême-gauche résolument anti-royale qui espérait pouvoir détrôner l'hégémonie culturelle et politique islamique véhiculée par l'arabe en faveur d'une laïcité affirmée. Si ce projet a, avec du retard, certes, porté des fruits inimaginables à l'époque coloniale, cette ouverture se doit à des facteurs qui rendent ces fruits quelque peu amers. Car si le projet linguistique connaît actuellement une percée inédite, c'est qu'il est, de nos jours, complètement déconnecté du projet politique et culturel qu'il véhiculait à l'origine.

Ce changement d'orientation se doit à la mutation profonde du contexte sociopolitique et socioculturel au Royaume sous Mohamed VI, qui, contrairement à son père, se fait promoteur d'une démocratisation du pays et qui cherche à intégrer dans le paysage politique reconnu des courants qui, en cas de radicalisation, pourraient représenter un danger pour l'équilibre, déjà loin d'être stabilisé, des rapports de force politiques. La création de l'IRCAM était une composante dans la stratégie royale de désamorcer tous ces facteurs perturbateurs potentiels et de les intégrer dans le jeu concurrentiel de participation aux ressources et aux pouvoirs.

Il est, de ce point de vue, le mérite de cette recherche d'encadrer le cas de figure autour de la question amazighe au Maroc dans un macrocontexte 'écologique' de contacts de langues et de cultures dans lequel les migrations sont au premier plan. Pouessel aurait, à cet égard, pu recourir à certaines idées exposées de manière tout à fait convaincante dans des travaux antérieurs. Nous regrettons en particulier l'absence dans son approche de la notion du "village global", dont la pertinence pour le sujet apparaît en toute clarté dans Pouessel (2006),2 et qui ouvre la voie perceptive tant vers les migrations (subsahariennes) que sur les influences occidentales pour attribuer aux langues minorées comme l'amazigh la place dans cette polyphonie mondiale 'villageoise'. Dommage, l'auteure aurait pu en faire son meilleur chapitre. Indépendamment de ce fait, il est effectivement d'importance capitale, et très bien développé, à quel point le mouvement amazigh marocain a profité de la dynamique du grand voisin kabyle en Algérie, sans laquelle la braise berbérophone au Maroc ne se serait certainement pas aussi allègrement enflammée ce dernier temps.




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D'autre part, ce feu de l'influence du voisinage berbère jette peu de lumière sur le choix difficile, et à maints égards critiquable, de la graphie tifinaghe opéré par l'équipe de l'IRCAM, par un souci d'indépendance tant de l'Occident que du monde arabe et de "retour aux sources" touaregs – à l'opposé des décideurs en Algérie, où le tifinagh n'a pas pu s'imposer (cf. Tighziri 2009). Or, il est absolument remarquable d'intégrer la question amazighe au Maroc dans le complexe de l'africanité marocaine (et maghrébine) dans son ensemble. En effet, si l'on identifie, comme l'auteure le fait à juste titre, l'amazigh comme le représentant autochtone de l'élément africain au Maroc, celui-ci s'impose comme prototype de tout ce vaste éventail d'influences africaines qui, semble-t-il, font aujourd'hui partie, dans une certain mesure, du refoulé collectif, qui se donne, en revanche, libre voie sous forme d'un racisme anti-black plus ou moins (de moins en moins, d'ailleurs, sous les effets de crise) larvé, alors que ce serait vraiment le moment d'assumer une bonne fois l'africanité du Maroc.

Les migrations subsahariennes qui transitent aujourd'hui le Maroc en direction de l'Europe, et qui s'arrêtent de plus en plus souvent au Royaume même, ne sont que la prolongation de mélanges, métissages, brassages, échanges qui existent de longue date entre le Maroc et l'Afrique noire (45). Le mysticisme gnaoua (47: "gnaw'attitude"; cf. l'ouvrage magistral de Bertrand Hell 2002), qui plonge ses racines, semble-t-il, en Guinée (d'où le nom) et qui fête aujourd'hui son revival sous forme de néo-soufisme semi-folklorisé et de syncrétisme maraboutique, de préférence dans les grandes agglomérations urbaines, en est une expression récente. Faire le rapprochement entre le mouvement amazigh d'Ahmed Boukous et l'IRCAM et l'ethno-pop (en partie francophone) d'Amazigh Kateb (le fils de Kateb Yacine) et son groupe Gnawa Diffusion (49) – alors là, il fallait y penser. Mais ce qui pourrait, à l'esprit plus posé du linguiste, apparaître comme un court-circuit intellectuel bien audacieux s'avère, vu de près, une pensée tout à fait stimulante. L'ethno-sociolinguiste apprend des choses par l'anthropologue.

Ceci dit, nul n'est parfait, et ce qui, en revanche, pose problème dans ce travail, ce sont la méthode et l'arrière-plan théorique. Certes, 203 pages ne permettent pas de tout dire. L'arrière-plan théorique manque de contenus explicites et reste souvent trop allusif. Pour donner quelques exemples, l'auteure a tendance à lancer quelques mots-clés des œuvres de son maître Jean-Loup Amselle, telles que "décrochage" (Amselle 2008) ou "rétrovolution" (Amselle 2010), pour expliquer "ce qui se passe" sur son terrain, sans expliciter ce que l'on devrait entendre par là. Il aurait, pour le moins, été utile de rappeler qu'Amselle n'est nullement un partisan du "décrochage" de l'Occident en faveur de contre-modèles civilisationnels par l'imposition de mouvements contestataires postcoloniaux, et qu'il met son lectorat en garde devant des pseudo-révolutions qui, en réalité, seraient rétrogrades (donc en réalité 'rétrovolutionnaires') dans la mesure où celles-ci entrent en rupture avec la rationalité moderne et régresseraient à des stades civilisationnels plus ou moins mystiques ou pour le moins pré-rationnels.

En revanche, on peut se demander si ces phénomènes, qui existent sans aucun doute, ne sont pas plutôt révélateurs de l'émergence d'un nouvel ordre du monde pluricentrique où coexistent plusieurs modèles de modernité, greffés ou "branchés", dans la terminologie d'Amselle, sur le fonds civilisationnel autochtone, modèles parmi lesquels celui que nous connaissons comme "occidental", désormais "décroché" (mais "décrochage" version light), n'en représente qu'un spécimen au même titre que les autres (encore que certainement plutôt privilégié). Il me semble que l'émancipation de l'amazigh, dans la 'macroécologie' ethnolinguistique et ethnoculturelle du "village global", représente un excellent exemple de ce type de phénomène, et il serait absurde de le dévaloriser (ce qui n'est, par ailleurs, nullement l'intention de l'auteure).




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De même, nous aurions bien apprécié des précisions par rapport à la démarche de l'enquête et de l'exploration. Nous savons que la base de données sont les "discours" des leaders du mouvement amazigh au Maroc. Que sont ces discours ? Comment sont-ils analysés ? S'agit-il d'un processus itératif de prise de notes (field notes) qui, dans une démarche répétitive de réécriture, sont condensés à la manière de Geertz (Thick Description) afin d'accéder au "sens profond" de "ce qui se passe" sur le champ social ? Si c'est le cas, on aimerait en lire quelques échantillons. Où, par contre, l'observation ethnographique reste-t-elle scotchée sur la surface textuelle des productions discursives des groupes militants enquêtés ?

Nous savons que surtout les terrains idéologiquement sensibles (et celui du Maroc est hypersensible) sont propices à toutes sortes de mystifications que les informateurs mettent, consciemment ou non, en œuvre. Comment l'enquêtrice se met-elle à l'abri de ces mécanismes ? Il me paraît évident que la seule solution est une approche ethnopsychanalytique à partir de Devereux, qui se sert de l'inconscient de l'enquêteur comme instrument privilégié d'enquête, telle qu'une sonde, histoire de ne pas se laisser littéralement 'embobiner' dans la texture, la toile, des différents fils discursifs souvent contradictoires des informateurs qui 'se la racontent'.

Autrement dit: il faut prendre en compte le facteur de l'"irrationnel" sur le terrain. Pour reprendre quelques idées centrales d'épistémologie du terrain exposées dans Jablonka (2008b): Dans le cadre de la relation ethnographique, basée sur le processus de transfert et de contre-transfert, le sujet observateur peut (ou pourrait) se reconnaître dans son objet de connaissance, dans la mesure où il est prêt à reconnaître ces même processus inconscients – objet "sur et dans lequel il se projette, et qui se projette du même coup sur et en lui dans une mise en abyme". (Jablonka 2008b: 32) La connaissance du chercheur sert d'écran de projection reflétant dans lequel il peut (ou pourrait) se reconnaître comme reflété par son objet. La connaissance présuppose donc une relation de similarité: nous nous ouvrons seulement à la connaissance de ce qui nous ressemble – connaître, c'est "naître avec".

Sur cet arrière-plan, l'affirmation finale (couverture) selon laquelle "[e]n filigrane de cette étude anthropologique nous découvrons que, au nom de la tradition berbère, c'est le Maroc contemporain qui se cherche", nous donne à penser. Et si ce constat n'était que la face cachée d'une recherche qui se cherche ? D'une recherche à la recherche d'elle-même à défaut de prendre en compte la dimension ethnopsychanalytique – y compris de chercheurs qui se cherchent, tant eux-mêmes que les uns les autres, à travers les disciplines dont les frontières institutionnelles restent, pour l'instant, encore bien étanches. Ceci dit, aucune raison, pour l'anthropologue du langage tout aussi peu que pour l'ethno-sociolinguiste de la variation, de décrocher – en tout cas pas l'Occident, ni l'Orient, d'ailleurs … pas tout de suite.




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Références bibliographiques

Amselle, Jean-Loup (2008): L'Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris: Stock.

Amselle, Jean-Loup (2010): Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris: Stock.

Boukous, Ahmed (1995): Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux symboliques, Rabat: Publications de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines.

Boukous, Ahmed (2000): "Les marocains et la langue française", in: Dumont, P. / Santodomingo, C. (éds.), La coexistence des langues dans l'espace francophone, approche macrosociolinguistique. Deuxièmes journées scientifiques du réseau de l'AUF, Rabat 25-28 septembre 1998, Paris: AUPELF-UREF, 13-30.

Friedmann, Jonathan (1994): Cultural identity and global process, Newbury Park, CA: Sage Publications.

Hell, Bertrand (2002): Le tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa, Paris: Flammarion.

Jablonka, Frank (2008a): "Soziale Utopie und soziolinguistische Realität: Okzitanien – Okzitanisch – Okzitanismus nach Robert Lafont", in: PhiN. Philologie im Netz 44, 1–19.

Jablonka, Frank (2008b): "L' "irrationnel" sur le terrain du sociolinguiste. Perspectives métaethnographiques du langage", in: PhiN. Philologie im Netz 46, 29–44.

Pouessel, Stéphanie (2006): "Du village au 'village global': émergence et construction d'une revendication autochtone berbère au Maroc", Genève: Autrepart (Presses Sciences Po) 38,2, 119–134.

Sabir, Ahmed (2011): Diccionario Taknarit. Español-Amazigh/Amazigh-Español. Libro publicado dentro del Programa de Apoyo al Hispanismo Universitario Marroquí del Ministerio de Cultura del Gobierno de España, Madrid/Rabat.

Tighziri, Noura (2009): "L'écriture du berbère à travers l'Internet", in: Bearth, Thomas / Coray-Dapretto, Lorenza / Bonato, Jasmina / Geitlinger, Karin / Möhlig, Wilhelm / Olver, Thomas (éds.), African Languages in Global Society / Les langues africaines à l'heure de la mondialisation / Lugha za Kiafrika kwenye enzi ya utandawazi. Papers read at the Symposium "Text in Context: African Languages between Orality and Scripturality", University of Zurich, October 18–20, 2001 / Communications présentées au symposium "Textes en contexte: langue et écrit face à l'oralité africaine" / Makala zilizotolewa kwenye kongamano "Matini katika muktadha: lugha za Kiafrika kati ya kusemwa na kuandikwa", Cologne: Köppe, 347–360.




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Notes

1 Il est d'autant plus stupéfiant que le dictionnaire amazigh-espagnol le plus reconnu (celui de Sabir 2011) soit basée sur la variété tashelhit, qui est parlée dans la région d'Agadir où l'espagnol ne joue aucun rôle, alors que le tarifit, la variété rifaine qui se trouve effectivement dans une situation sociolinguistique de contact avec l'espagnol, ne connaît jusqu'à présent rien de comparable.

2 Un détail qui surprend un peu est que la discussion de cette notion ne soit pas menée à partir de McLuhan (qui en est cependant l'auteur), ni d'Umberto Eco (qui l'a substantiellement développée), mais de Friedmann (1994). – Dans l'ouvrage recensé, en n'en trouve que quelques lointains échos (7s.).