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Hélène Perdicoyianni-Paléologou (Boston)



Charles Bally (1865–1947): Historicité des débats linguistiques et didactiques. Stylistique, énonciation, crise du français. Sous la direction de Jean-Louis Chiss. Louvain/Paris: Peeters, 2006.



Dans la présentation, Jean-Louis Chiss justifie l'objectif du présent travail et de la manière dont il a été composé. En effet, cet ouvrage collectif, qui est "une recherche en histoire des théories linguistiques et didactiques" (VII), réunit les contributions présentées lors du colloque international organisé à l'Université Paris III Sorbonne – Nouvelle du 24 au 26 juin 2004. A cela s'ajoutent une courte mais essentielle appréciation sur la réception de l'œuvre de Charles Bally et une esquisse de son influence sur les linguistes postérieurs.

La première partie ("Théorie générale et éléments de réception") comprend trois études:

1) Jean Michel Adam: "Penser la langue dans la compléxité: les concepts de gradualité, dominante et comparaison chez Bally" (3–19).

L'Auteur cherche à parcourir la systématicité de la pensée de Bally à la lumière des pensées qui sont présentes tout au long de son œuvre. Ainsi, il propose une lecture de son œuvre en s'abstenant de toute simplification binaire. Cette démarche illustre l'effort de Bally afin de définir le continu de la langue. Pour cela, il avance les concepts de gradualité et de dominante, d'une part, et il fait le choix méthodologique de la comparaison, de l'autre.

2) Jacques Coursil: "Charles Bally et le programme de Saussure" (21–40).

A partir de textes tirés du corpus saussurien renouvelé par Bally, l'Auteur tente de montrer la primauté du "sujet entendant" sur le sujet parlant dans l'activité langagière, le caractère "bio-social" de ce sujet, et, enfin, la définition de la parole comme "condensation" de la "langue".




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Après avoir rappelé brièvement la théorie de Saussure sur la déconstruction des concepts issus de la métaphysique et de la phénoménologie ainsi que sur le fonctionnement de la langue, comme un tout solidaire de valeurs, l'Auteur met l'accent sur le rôle du sujet entendant en tant que "lieu de langue dont la fonction est d'opérer la signification" (27). Cette activité langagière qui fait de la linguistique de la langue, telle que l'a établie Saussure, "une linguistique de l'autre" (27) n'a été discernée intrinsèquement que par Bally.

L'intégration de la langue dans le sujet entendant entraîne l'insertion de la vie individuelle et de la vie sociale. Ainsi le langange est pourvu d'une fonction biologique et sociale à la fois.

L'architecture de la grammaire repose sur le parallélisme des oppositions langue/parole, entendant/parlant, et paradigmatique/syntagmatique. Au sein de cette opposition, la paradigmatique s'établit sur l'espace des valeurs du sujet entendant. En revanche, la syntagmatique des groupes ou des syntagmes correspond à sa forme "condensée" sous l'aspect d'une chaîne de signes dans l'énonciation.

3) Ekaterina Velmezova: "Charles Bally au filtre de sa réception en Russie" (41–51).

L'Auteur retrace les grandes lignes de la réception de Bally en Union Soviétique en en distinguant plusieurs étapes. En effet, la première phase se situe dans les années 1920–1940 où Bally est considéré comme l'un des plus grands linguistes. Dans les années 1950, les linguistes soviétiques manifestent une plus grande préférence pour la conception sociale de la langue chez Bally que pour l'approche formelle chez Saussure. Dans les années 1960, Le traité de stylistique française était à l'unisson de la linguistique soviétique. En 2003, la traduction du Langage et la vie en russe fait chercher les linguistes russes des parallèles entre Bally et les linguistes soviétiques.


La deuxième partie ("Débats sur la stylistique") est constituée par les contributions suivantes:

1) Dominique Combe: "Situation de Charles Bally: linguistique, philolosophie, psychologie, sociologie, anthropologie" (55–66).

Ce travail est destiné à illustrer la perspective épistémologique nouvelle dans laquelle se situe l'œuvre de Bally. L'accent est mis sur son effort constant d'établir une discipline nouvelle, sur des fondements nouveaux, et de lui fournir une légitimité en lui assignant un objet et une méthode propres. Parmi les innovations apportées par Bally sont l'emploi de "moyens d'expression" et de "langage subjectif" ainsi que la définition d'une méthode "structurale".




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2) Etienne-Stéphane Karabetian: "Bally, Saussure et la linguistique" (67–82).

L'Auteur propose de mettre en évidence la composante comparatiste et mentaliste, issue de la linguistique psychologique et sociologique de la seconde moitié du XIXe en Allemagne, de la stylistique établie par Bally en 1905 puis 1909. Pour ce faire, il a recours à un ensemble de ses articles, récemment mis à jour. L'analyse de ce corpus permet de comparer la théorie du linguiste à celle de ses contemporains, d'une part, et d'opposer sa stylistique comparative interne à la stylistique comparative externe de Strohmeyer, de l'autre. L'Auteur achève son travail par une mise en relief des caractères de la stylistique comparative interne. Ainsi il procède à la critique de l'opposition langue vs parole chez Saussure et à l'étude des marques affectives dont les faits de langage sont dotés.

3) Eric Bordas: "La métaphore selon Bally" (83–90).

Ce travail vise à mettre en relief, d'une part, la place de la métaphore dans les travaux de Bally et, d'autre part, le rôle de la pragmatique, qui est destinée à "décrire le passage entre sens de l'énoncé et proposition de représentation (individuelle, collective) construite par l'énonciation" (85). La dernière étape fait état des "exercices" des figures que Bally propose dans le second tome de son Traité.


La troisième partie ("Problématique énonciatives et sociolinguistques") rassemble les études suivantes:

1) André Meunier et Mary-Annick Morel: "Enonciation et intonation: la phrase segmentée selon Charles Bally" (94–119).

L'Auteur s'attache à indiquer la modernité de l'analyse de l'intonation proposée par Bally et à dégager la valeur de ses idées sur le fonctionnement de la langue parlée à l'appui des théories formulées à la fin du XXe siècle sur le rôle de l'intonation dans la structuration du français parlé.

Dans un premier temps, il fait ressortir les postulats de Bally sur les propriétés de la langue parlée, qui est constituée de "signes musicaux" et de "signes visuels".

Dans un second temps, il met en valeur le rôle de l'intonation dans les phrases liées, les phrases coordonnées et les phrases segmentées.

Ensuite, il procède à l'éclaircissement de la complexification des types AZ et ZA en en distinguant plusieurs combinaisons dans chaque type.

L'étape suivante de l'étude est consacrée à la valeur modale de l'intonation qui repose sur l'état affectif du sujet modal.




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La dernière partie du travail est vouée au rôle primordial du sujet parlant dans le couple sujet parlant/sujet entendant, à l'interlocuteur, qui assume le rôle aussi bien d'"un fait de système" que d'"un facteur qui conditionne le choix de la segmentation à l'oral" (110) et, enfin, à l'explication de l'énonciation segmentée à la base de la relation entre sujet parlant et sujet entendant.

2) Marie-Christine Lala: "Points de vue croisés à la source d'une théorie polyphonique de l'énonciation" (121–133).

L'Auteur cherche à déterminer le contenu et la fonction de la linguistique de l'énonciation. Pour mener à bien sa recherche, il tente de contextualiser les enjeux et d'examiner les divers points de vue qui ont contribué au fondement d'une théorie polyphonique de l'énonciation. L'accent est mis sur l'apport décisif de Bakhtine et de Ducrot dans cette branche de linguistique ainsi que l'influence de Bally sur leurs doctrines.

Ensuite, il suppute la valeur des notions de Bally qui ont joué un rôle révélateur dans la caractérisation de la théorie polyphonique de l'énonciation: modus/dictum; thème; propos; discours direct libre; actualisation; ellipse; notions de sujet parlant/sujet entendant; réflexion intérieure du sujet parlant.

Cette démarche permet à l'Auteur de mettre en évidence le rôle dominant de la théorie de Bally dans la formulation de la linguistique de l'énonciation et la nécessité pour les linguistes modernes de la réactiver dans les recherches de la sémantique et de la pragmatique récentes.

3) Patrick Dahlet: "Deux narrations de l'arbitrarité: les sujets parlants de Bally et de Benveniste" (135–154).

L'Auteur explore la réénonciation de l'arbitrarité du signe telle quelle a été formulée par Bally et Benveniste au fur et à mesure qu'ils décrivent la réalité énonciative du sujet. L'étude est fondée sur la fonction virtuelle et les propriétés du signe en sujet parlant.

4) Georges-Elia Sarfati: "Charles Bally: la stylistique, l'expressivité et l'usage. Les voies d'une analyse linguistique du sens commun" (155–167).

L'Auteur s'attache à illustrer la spécificité de l'apport de Bally à la linguistique moderne et son effort de fournir à la stylistique une image dynamique, destinée à mieux former le concept du sens commun. Après avoir délimité le domaine de la stylistique, il aborde la reprise ballyenne de la question linguistique à la base d'une confrontation avec la théorie de Saussure. L'accent est mis sur les deux "faces" du langage, à savoir le rapport pensée/langage et le rapport langage/monde de l'expérience, la réévaluation du concept de langage parlée, ainsi que ses deux registres, celui de l'intellectualisme et celui de affection.




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Ensuite, l'Auteur focalise son étude, d'une part, sur les dimensions de l'expressivité, ses sources, son trait et sa forme et, d'autre part, sur les degrés d'intégration de l'usage et ses antinomies.

5) Jérôme Meiloz: "Ce que Bourdieu veut lire ... chez Charles Bally" (169–179).

Ce travail met en relief l'influence de Bally sur Bourdieu dans la formation d'une véritable réflexion sociolinguistique. L'examen de la dimension "politique", au sens large, de leurs théories sur la langue et la parole met en évidence la position radicale de Bourdieu sur la façon de penser la langue littéraire, qui doit être fondée sur "des potentialités de la parole concrète et située" (179), l'application de la théorie sociolinguistique de Bally sur celle du "marché linguistique" structuré par la "violence symbolique" chez Bourdieu et, enfin, l'apport de celui-ci au développement d'une linguistique variationnelle qui s'appuie sur l'étude du style des écrivains, non pas en soi, mais par rapport à l'ensemble du champ littéraire.

6) Annexe: Pierre Encrevé: "Témoignage sur Bally et Bourdieu" (180–183).

Cette courte annexe de quatre pages comporte la position de Pierre Encrevé sur l'existence d'une théorie du style chez Bourdieu qui se justifie par l'influence décisive de la stylistique ballyenne sur les textes de celui-ci.


La quatrième partie réunit les articles suivants:

1) Claire-A. Forel: "Quelques pistes pour l'enseignement des langues étrangères à partir de réflexions de linguistique sociologique de Charles Bally" (185–199).

L'Auteur s'interroge sur la place qu'occupe la langue dans les institutions sociales, son enchâssement et son origanilité propre dans l'enseignement de l'anglais comme langue internationale. Cette approche permet de faire ressortir certaines idées de Bally pour les étudiants de sciences économiques et sociales ainsi que la valeur pédagogique de son œuvre. Après avoir indiqué l'utilisation de l'anglais comme langue étrangère, l'Auteur élucide les rapports langue et culture, langue et littérature. Par la suite, il justifie l'enseignement des langues étrangères, qui vise à des fins pratiques, culturelles, scientifiques et sociales. En dernier lieu, il traite la position de Bally sur la naturalité du langage, son apport décisif dans le domaine sociologique et ses considérations sur le mysticime social et linguistique.

2) Sophie Statius: "Le rôle de la volonté dans la langue" (201–214).

Cette étude vise à montrer l'aspect autant épistémologique que politique et idéologique du volontarisme de Bally. À la base du corpus choisi, l'Auteur dégage la valeur épistémologique de la notion de volonté et, ensuite, il met en relief l'importance idéologique et scientifique de cette notion. Cette démarche lui permet de décrire le processus de la démocratisation de la langue correcte.




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3) Dan Savatovsky: "Bally ou la stratégie du coucou (stylistique, transmission et acquisition)" (215–231).

À la lumière d'une vingtaine de travaux de Bally, traitant la linguistique et la didactique, d'une part, et l'éducation scolaire ou universitaire, de l'autre, l'Auteur apprécie l'originalité de sa conception sur l'évolution, la transmission et l'acquisition des langues qui justifie le rôle d'intérêt social que peuvent jouer les linguistes dans leur enseignement. En effet, l'apprentissage et l'enseignement des langues peut être à l'origine du développement et de l'élargissement des notions et des analyses stylistiques. Cette tâche pédagogique du linguiste dévoile les formes et les limites des visées réformatrices de Bally.

4) Jean-Louis Chiss: "La crise du français comme idéologie linguistique" (233–246).

L'article est voué à la "crise du français", spécifiquement celle des années 1930. Cette crise est envisagée dans la perspective de la socialité mondaine, de la politique des langues et de l'enquête scientifique ainsi que sous l'angle de la culture du langage, de la stylistique et de l'énonciation.

En conclusion, il s'agit d'un ouvrage collectif qui vise à illustrer la complexité de l'œuvre de Bally et son influence sur les linguistes postérieurs. Organisées en quatre parties, les contributions apportent des éclaircissements sur les conditions de production du discours, de son contexte historico-géographique, épistémologique et culturel ainsi que sur la théorie ballyenne concernant la stylistique, l'énonciation, la sociologie et, enfin, l'apprentissage et l'enseignement des langues. L'ensemble des études du présent volume sert donc à mettre en valeur l'aspect linguistique, didactique et sociologique de l'œuvre de Bally.