PhiN 46/2008: 29



Frank Jablonka (Beauvais/Amiens)



L'irrationnel sur le terrain du sociolinguiste.
Perspectives métaethnographiques du langage1



The Irrational on the Sociolinguistic Terrain: Meta-ethnographic Perspectives on Language
Sociolinguistics from an irrational point of view requires and presupposes a paradigmatic shift in the fieldwork methodology of the social sciences. This article particularly stresses the researcher's socioaffective implication and the dimensions that escape rationality and appear under a mythic form, which is, however, also a form of cognition. Rationality and its "Other" are complementary, and this complementarity pleads for a "normalization" of subjectivity and the unconscious, the presence of which can be identified in epilinguistic discourses and in the data elicited by means of "observing participation." In this context, we argue in favor of the centrality of constructive and perceptive recursivity between the observer and the observed group. The importance of recursivity seems to be incompatible with rationalist orientations. The place we assign to the researcher, with the whole impact of his presence, lies in the centre of the investigated field since this terrain is the effect of his own communicative activity. More often than not this presence is even doubled by someone directly affiliated with the researcher and originally from the observed group (e.g. a spouse). The researcher is deconstructed/reconstructed by his own interactive impact towards the population he is interested in. We will illustrate the epistemological importance of the researcher's implication in his terrain by examples from our own investigations on sociolinguistic variation in Salé (Morocco); our conclusion points out that the researcher's psychosocial implication at various levels may be the key for a richer variety of data and for deeper interpretative dimensions.


1 La présente contribution s'inscrit dans une approche de réflexion sur les bases épistémologiques des recherches empiriques en sciences du langage que j'ai entamée dans des publications antérieures (Jablonka 2005a, 2007a). Elle a pour but de mettre l'accent plus précisément sur la dimension de l'irrationnel, facteur habituellement négligé dans la plupart des sciences humaines, qui rencontrent déjà des problèmes de légitimation et qui ne voient pas la nécessité de se compliquer la tâche davantage par la prise en compte de cette dimension ardue et difficilement gérable. Pour prévenir au préalable à tout malentendu (ou à de fausses attentes), je souhaite préciser que l'irrationnel n'est en aucun cas à confondre avec le "paranormal", c'est-à-dire avec des phénomènes relevant du champ d'intérêt de la parapsychologie. Le domaine qui nous intéresse est celui qui semble échapper à l'observation scientifique et qui est souvent classé dans le champ subjectif, affectif, émotionnel, et dans maints cas mythiques (Hübner 1985: 7).



46/2008: 30


1.1 Il s'avère que les sciences humaines, et plus spécialement les sciences du langage, auraient tout à gagner en affrontant d'éventuels déficits de légitimité dans les discours sociaux dominants, en évitant d'évacuer la dimension de l'irrationnel. Duerr (1985b) montre de façon convaincante, du point de vue ethnologique, qu'il est nécessaire de regarder l'irrationnel en face pour éviter de lui succomber. La prise en compte de cette dimension, par ailleurs constitutive de la linguistique du terrain, fait partie du "saut quantique" des sciences sociales, plus spécialement du comportement, comme le souligne, en sociolinguistique, notamment Kremnitz (1990: 7 ss.). La prise en compte explicite du comportement en science du langage, tant du groupe observé que de l’observateur, facteur qui échappe systématiquement à toute velléité codificatrice, s'impose pour Kremnitz (1990: 9) particulièrement à la lumière de l'approche ethnopsychologique de Georges Devereux (cf. plus amplement notre discussion dans § 2.2 et surtout § 2.4). Prendre cette dimension épistémologiquement au sérieux revient à un changement de paradigme à part entière, comparable à celui qui est advenu dans les sciences naturelles par la prise en compte de l'observateur. Ce changement fondamental marque la remise en question de la relation distanciée entre le sujet et l'objet de la connaissance et instaure une relation de récursivité interactionnelle constitutive de tout processus de connaissance. Il convient donc de souligner d'emblée l'importance de ce changement de paradigme pour la rupture qui est intervenue dans la démarche de la constitution de l'objet de terrain même, qui inclut l'observateur. Ce que Cyr (1996: 789) affirme par rapport à l'ethnographie et à l'ethnographe peut donc être appliqué texto au linguiste et à la linguistique:

l'ethnographie [scil.: la linguistique] du contact est en train de se doter d'une métaethnographie [scil.: métalinguistique] qui permettra à l'ethnographe [scil.: au linguiste] de se rendre compte, et de rendre compte, de sa propre influence sur la constitution et le comportement de son objet d'observation. Ainsi, trente ans après les sciences physiques, les sciences humaines, dont Foucault avait prédit la disparition, sont en train, pour se renouveler de passer d'une épistémologie classique à une épistémologie quantique.

1.2 Nous essayerons dans cet article de rendre compte, et de nous rendre compte, des changements entraînés par cette rupture épistémologique. Pour ce faire, nous allons montrer que l'implication socio-affective du chercheur est inévitable, et que des mesures échappant à la rationalité se manifestent souvent sous forme mythique, qui est cependant aussi une forme de connaissance. La rationalité et son "Autre" se présentent ainsi sous l'angle de complémentarité, ce qui implique la "normalisation" de la subjectivité et de l'inconscient, décelables dans les discours épilinguistiques et manifestes dans les données recueillies grâce à la "participation observante." Nous montrerons dans ce contexte le rôle central de la récursivité constructive et perceptive entre l'observateur et le groupe observé, incompatible avec toute orientation rationaliste. Nous assignons à l’enquêteur, avec tout le poids de sa corporalité, sa place au centre du terrain qui est le résultat de sa propre activité communicative. Il n’est pas rare, et pourtant rarement explicité, qu'à ce poids s'ajoute celui du conjoint de l’enquêteur, originaire du terrain. L'enquêteur, il est vrai, se déconstruit-reconstruit lui-même par sa propre activité interactive avec la population visée. Nous allons illustrer l'importance épistémologique de l'implication du chercheur dans son terrain, qui donne accès à une variété de données plus riche et à des dimensions interprétatives plus profondes, notamment par notre propre recherche en sociolinguistique variationniste à Salé (Maroc).



46/2008: 31


2 Ce qui frappe le sociolinguiste sur le terrain, qui se constitue en tant que tel par l'implication du chercheur, est le caractère inévitable de son implication personnelle, implication qui peut déclencher une dynamique interactionnelle échappant au contrôle conscient des acteurs concernés; ceci constitue précisément l'aspect décisif de ce que j'appellerais l'irrationnel. Toutefois, à en croire Böhme / Böhme (1992), cet irrationnel est la "face cachée" du rationnel, et ces deux pôles sont en relation de complémentarité. Il est désormais, en sciences sociales, impossible de parler de processus relevant de la conscience autrement que sur l'arrière-plan de l'inconscient, qui en est en même temps la source et le moteur (Böhme / Böhme 1992: 12–13).

2.1 En effet, en raison de la logique quelque peu perverse de ce que Horkheimer et Adorno (1981) ont baptisé la "dialectique de la raison", tout nous porte à croire qu'il est inhérent à la raison de remettre en question, par le mouvement de sa propre dynamique, ses effets bénéfiques. Ainsi, Horkheimer et Adorno soulignent qu'à la base, dans la pensée dite "primitive", le mythe a été un facteur primordial de la connaissance. Or, grâce à l'éclaircissement apporté par les Lumières de la raison, cette fonction mythique originaire est annulée; cependant, cette lumière n'échappe pas à la chute dans les ténèbres, du fait d'un rationalisme positiviste exacerbé. Il convient, par conséquent, d'éclairer la raison sur elle-même, afin de faire face aux aléas de l'évolution épistémologique. Surtout, si le mythe, si l'irrationnel, une fois expulsés par la porte, font spontanément leur réapparition par la fenêtre; si le refoulé a le caractère fâcheux de remonter à la surface quand il veut et où il veut et de troubler ainsi la surface lisse du miroir de la connaissance, alors il s'avère nécessaire d'intégrer l'irrationnel, l'"autre le la raison", comme composante à part entière d'une structure polaire qui englobe, en termes épistémologiques, à la fois l'objectivité et la pensée mythique, l'une étant constitutive de l'autre (cf. Böhme/Böhme 1992: 11 ss.). Ce partage implique le postulat de "normaliser" la subjectivité, y compris sa face obscure.

C'est notamment Cécile Canut (2000) qui souligne l'importance des "incidences subjectives" liées à l'imaginaire linguistique qui donnent lieu à des "constructions [...] fantasmatiques de la langue" (Canut 2000: 47), à déceler dans les discours épilinguistiques. Il s'agit par conséquent de reconnaître la légitimité de cette dernière comme composante intégrale de la recherche et de déplacer la ligne de démarcation entre les démarches scientifiques reconnues jusqu'à présent comme légitimes et celles rejetées comme illégitimes. S'il n'est pas possible de formuler un canon de démarches scientifiques recevables, le champ des possibles sur le terrain, c'est-à-dire des pratiques reconnues comme relevant de démarches dotées de scientificité, s'élargit sensiblement, en même temps que le terrain lui-même, une fois que de nouvelles règles de jeu constitutives de ce champ sont admises. En effet, il n'est plus possible de tracer une ligne de démarcation claire et nette entre les pratiques scientifiques et celles auxquelles un tel status ferait défaut, faute de critères permettant de trancher. C'est précisément dans cette optique que Paul Feyerabend (1984) ne remet pas seulement en doute la différence catégoriale entre la science et l'art: il va jusqu'à dire que la science est elle-même une forme d'art. Avec le même droit, on pourrait affirmer que les démarches esthétiques (Welsch 1991) – compte tenu de l'étymologie du terme (grec aisthésis 'perception') – dont plus spécialement l'art, peuvent être considérées comme des moyens d'accès à des savoirs et connaissances relevant de l'objet de l'enquête.



46/2008: 32


2.2 Le propre des démarches esthétiques d'accès à la connaissance est qu'elles accordent une place légitime au sujet observant, contrairement à la méthodologique "rationnelle" au sens strict qui établit une relation détachée entre le sujet de la connaissance et son objet, le premier "assujettissant" le dernier, précisément. Une approche épistémologique du point de vue de l'aisthésis inclut intégralement le vécu et le monde vécu du sujet de la connaissance qui sont à la base des principes de construction conceptuelle et se répercutent par conséquence dans l'acte de la connaissance. C'est pour cette raison que le sujet pourrait se retrouver dans son objet de connaissance – où plutôt: il pourrait s'y reconnaître, s'il était prêt à conscientiser ce processus inconscient – sur et dans lequel il se projette, et qui se projette du même coup sur et en lui dans une mise en abyme (cf. pour ce complexe Jablonka 1998: 91 ss.). C'est la connaissance du chercheur qui sert d'écran reflétant (miroir concave, glace déformante) dans lequel il pourrait se reconnaître comme reflété par son objet. Connaître, c'est "naître avec" (cum nascere) (Maffesoli 2003: 195): La connaissance présuppose une relation de similarité, voire de familiarité, qui peut toutefois s'instaurer dans l'acte de connaissance lui-même: nous nous ouvrons seulement à la connaissance de ce qui nous ressemble, de l'alter égo qui déclenche, pour autant, auprès de l'observateur des altér-ations, précisément, en concomitance avec des accomodations.

On voit bien que l'on ne peut pas épargner au sujet de la connaissance de boucler cette boucle qui le projette-rejette sur lui-même. C'est à la lumière de cette récursivité fondamentale qu'il apparaît que le moment de quitter le faux chemin de l'idéal de rationalité en sciences humaines – d'une rationalité réduite à la structure logique de l'argumentation linéaire – est venu. Au contraire, une fois que nous avons accepté que le droit chemin est celui de la récursivité qui remplace la linéarité monodimensionnelle (cf. Morin 1977–2004; Schmidt 1990; von Glasersfeld 1990), les marges de manœuvre épistémologiques accordées à l'implication de l'"homme libre" (Feyerabend 1980) s'avèrent considérablement élargies, du fait de la libération de contraintes méthodologiques liées à la stricte séparation entre le sujet et l'objet de la connaissance: Anything goes – if it works! (von Glasersfeld 1990: 429, suite à Feyerabend 1986: 29) Ainsi, Devereux (1980) met l'accent sur la dimension affective, notamment sur l'angoisse, comme outil d'orientation du chercheur sur le terrain, et il souligne l'utilité de la technique qui consiste à se servir de son inconscient comme instrument de recherche, instrument qui guide le chercheur dans son activité d'exploration de pistes d'observation et de formulation d'hypothèses. Le but est d'ancrer l'enquêteur avec toute sa corporalité fermement sur son terrain au sein de la communauté observée, et de ne pas faire comme s'il s'agissait d'un "esprit libre" désincarné avec l'équipement d'enregistrement comme seul support matériel.



46/2008: 33


2.3 Edgar Morin (1994) rapproche toute opération récursive, dont la pensée mythique, des démarches "pathologiques", du fait de leur parenté avec le paradoxe. Ce diagnostic n'empêche évidemment pas la pensée mythique et l'opération récursive en général d'être extrêmement fructueuses – au contraire! Il faut surtout insister sur l'apport de stabilité (au sens d'homéostase systémique) du mythe. On ne s'étonnera donc pas que l'irruption du mythe en sciences du langage soit de longue date. Rappelons la sociolinguistique catalane qui n'a pas manqué de dénoncer le "mythe du bilinguisme" en Catalogne:2 ce mythe sanctionnerait la présence du castillan en Catalogne, et il légitimerait par conséquent l'hégémonie castillanophone (et en conséquence castillane) dans cette région. Le problème est que les sociolinguistes catalans ont eux-mêmes, par leur propre politique linguistique, activement favorisé les compétences bilingues et ainsi nourri la valeur mythique qui est propre au bilinguisme dans leur région (et ailleurs). Pour ce faire, ils se sont de surcroît appuyés sur la tradition culturelle et littéraire d'un passé glorieux;3 ainsi mythisée, cette tradition sert de base légitimatrice de la "normalisation" de la langue catalane. Ce type de démarche est, par ailleurs, tout-à-fait normal. Tout se présente comme si l'irruption de la dimension mythique dans la sociolinguistique était privilégiée (mais nullement exclusive) lorsque les travaux portent sur un cas de figure ou un terrain auxquels les observateurs sont eux-mêmes intimement liés. De même, quant au Val d'Aoste, il s'est avéré que la "francophonie comme mythe" (Jablonka 1997) contribue de manière substantielle, dans le discours métalinguistique dominant, à la fiction de la présence d'un français régional autochtone dans l'imaginaire linguistique, clairement décelable dans les discours épilinguistiques des locuteurs. D'autre part, cette fiction représente une composante essentielle de la politique linguistique régionale, car elle s'avère indispensable pour la légitimation de l'autonomie de la région. Conjointement à cette fonction légitimatrice, elle est la base de la présence renforcée du français comme langue seconde, sosie d'un français régional. Paradoxalement, la récursivité engendre une planification linguistique légitimatrice qui simule la présence préalable de ce qu'elle produit sous un label d'authenticité. Au Val d'Aoste, cette tâche intégrée de légitimation-planification est de longue date confiée à des équipes locales sociolinguistiques de taille considérable. En effet, il apparaît qu'à chaque fois, la récursivité engendre des paradoxes lorsque l'observateur essaie de transcender le cadre sociologique et/ou conceptuel qui inclut l'observateur lui-même, ce qui entraîne un dédoublement mythique. Soyons clair: il ne s'agit pas de condamner les démarches en politique linguistique du Val d'Aoste et en Catalogne, par exemple. Dans la tradition d'une théorie critique, qui se propose d'éclairer la raison sur elle-même (Horkeimer/Adorno 1981) (cf. § 2.1), il me semble, en revanche, indiqué d'élucider le statut méthodologique des stratégies adoptées par des professionnels en sciences du langage, souvent (et parfois sans doute trop) bien intentionnés, dans le but d'une meilleure conscientisation tant de leurs démarches que du status de leurs propres intérêts dans le maquis des variés enjeux. 4

2.4 Rappelons aussi, bien sûr, l'analyse que Philippe Blanchet (2000: 67–68) a donnée du rôle paradoxal du chercheur sur le terrain, précisément du fait de la récursivité. Cette approche méritante me paraît digne de quelques précisions et approfondissements. En effet, comme l'a constaté Wittgenstein (1984: 246, 250), pour comprendre intégralement le fonctionnement profond de la "forme de vie" et des modalités communicationnelles de la population cible, dits "jeux de langage" avec leurs règles fondatrices qui la constituent et la reproduisent, il faut y participer. Wittgenstein ne cesse de rappeler cette fonction herméneutique de la pratique communicationnelle. Ce constat est l'une des raisons pour lesquelles nous privilégions vis-à-vis de l'observation participante la "participation observante" (cf. Werlen 1996). Cette dernière technique évite au maximum que les membres du groupe cible se sentent en situation d'observation; elle a tendance à entraîner une quasi-fusion de l'enquêteur avec son terrain.5



46/2008: 34


Il faut souligner que le processus herméneutique agissant en profondeur ne fonctionne que dans la mesure où la relation entre l'observateur, devenu membre de son terrain, avec le groupe observé déclenche un processus ethnographique. Selon Devereux (1980), ce processus est déclenché au cours de l'interaction directe et prolongée entre enquêteur et enquêté(s) grâce au jeu réciproque de transfert et contre-transfert, en termes psychanalytiques (Devereux 1980: 15 et passim). Etant donné que ce processus relève de l'inconscient, Devereux (1980: 227) recommande à l'enquêteur de rester en contact permanent avec son inconscient pour s'en servir comme "outil" de recherche, ce qui n'est, évidemment, pas chose facile, précisément parce que l'inconscient échappe par définition à la conscience. L'enquêteur sert d'écran de projection de l'imaginaire linguistique et plus largement culturel, des auto et hétéroreprésentations du groupe faisant l'objet de la recherche (cf. aussi, pour le Maroc, Rabinow 1988: 108); une fois le processus ethnographique déclenché, grâce à l'observation de ses réactions affectives et de son propre comportement au sein de la communauté, l'enquêteur peut accéder à une compréhension plus riche des processus interactionnels régissant la communauté – en d'autres termes, l'écran de projection lui renvoie l'image de l'autre par le biais de la perception de sa propre image. L'enquêteur provoque non seulement par son activité de recherche, mais déjà par sa seule présence, des "perturbations" sur le terrain (Devereux 1980: 60 et passim). Ces "perturbations" constituent d'importantes sources de données scientifiques, tout comme n'importe quelle intervention sur l'objet de recherche. Devereux (1980: 349) souligne "l'utilité scientifique des ‘perturbations' créées par l'observateur et par l'observation [...]: les expériences, les tests, les enquêtes sont aussi des perturbations puisqu'ils déclenchent un comportement qui n'aurait pas eu lieu autrement." Le feed-back que le terrain renvoie au chercheur se manifeste en effet sous forme de "perturbations", qui constituent la matière première des données ethnolinguistiques. Il ne s'agit donc aucunement de minimiser ces "perturbations", de réduire les effets provoqués par l'enquêteur sur le terrain, mais de se servir précisément des réactions constatées comme point de départ de l'analyse des pratiques du groupe observé. Comme la résistance du patient à la thérapie attire l'attention du psychanalyste qui, lui, cherche à interpréter celle-ci comme donnée symptomatologique, les obstacles sont des ponts qui mènent l'ethnographe à une meilleure compréhension des phénomènes observables (Devereux 1980).

Etant donné que l'enquêteur étranger au terrain est privé de ses repères culturels structurant son comportement, sa perception et sa vie affective, et que ses stratégies de réaction à l'imprévu (qui ne manque pas sur le terrain) s'avèrent souvent inopérantes, des ethnographes comme Devereux et Rabinow ont rapproché cette expérience d'un rite de passage, initiatique, facilement déstabilisant. En effet, sur le terrain marocain, les occasions d'appliquer le programme de Devereux, à savoir De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement: de faire de la peur la clé de voûte de la méthode, se sont présentées à plusieurs reprises (cf. Jablonka 2005, 2007). Il nous semble cependant indiqué de ne pas forcer la métaphore de l'initiation. La structure "chamanique" de l'expérience du terrain (Duerr 1985a) – départ (mort sociale) – dépassement identitaire (voyage vers l'au-delà) – retour et réintégration (renaissance) – sera valable pour des recherches en ethnographie de la religion ou de la médecine, par exemple en ethnopsychiatrie; dans le domaine qui nous concerne, à savoir la sociolinguistique inspirée d'une approche ethnographique, certains apercevront peut-être un lointain écho de cette structure ternaire mythique. Il convient généralement d'être prudent avec de telles comparaisons (cf. cependant § 5); en revanche, il est certain que l'expérience du terrain modifie les structures perceptives, cognitives et affectives, notamment après un séjour prolongé, et qu'en fonction de l'impact du contact avec l'Autre une période de réadaptation au milieu socioculturel d'origine peut s'avérer nécessaire (cf. Barley 1992).



46/2008: 35


En tout état de cause, on peut considérer que le processus ethnographique implique invitablement la "perturbation" du terrain en raison de la pure et simple présence de l'enquêteur. Les données n'émergent que grâce à la présence précaire de l'enquêteur et à sa personnalité, personnalité qui évolue sous l'impulsion du processus de recherche. La recherche de terrain doit obligatoirement rendre compte de cette co-évolution entre observateur et groupe observé. Dans ce cadre, puisque nous parlons de la dimension affective, et sachant que les émotions sont un facteur essentiel de la connaissance (Schmidt 1990), comment ignorer la dimension matérielle, physique qui marque profondément le processus de réciprocité de l'enquête de terrain? Par conséquent, Devereux (1980: 56) souligne à juste titre la "valeur de stimulus" de l'enquêteur qui ne manque pas, dans un sens ou un autre, par sa présence physique, sa constitution corporelle, d'influencer le groupe observé, qui, bien sûr, observe ce dernier à son tour avec autant, sinon plus d'insistance. Et comment ne pas rendre compte du fait que la dimension physique implique des interactions affectives qui dépassent largement l'intérêt purement scientifique de l'observation, et qui font néanmoins intégralement partie du processus de recherche. Si nous excluons d'emblée toute ‘moraline' de l'éthique de la recherche de terrain, nous nous plaçons tout-à-fait dans la tradition de l'Ecole de Chicago, qui insiste sur le fait que l'enquêteur peut entretenir toutes sortes de relations, même très concrètes et d'ordre physique, avec les membres de son groupe observé. Ainsi, au cours de son enquête sur la sous-culture dite "hobo" à Chicago, "Anderson sut [...] faire preuve d'un relativisme moral", au point qu'il risquait d'être considéré par ses collègues comme un "expert en problèmes de vice" (cf. Chapoulie 2001: 384–385). Il ne fait aucun doute que la dimension corporelle est ontologiquement aussi constitutive de toute épistémologie de terrain que l'implication existentielle du chercheur. Selon Roland Barthes, "ce qui se perd dans la transcription, c'est tout simplement le corps" (Barthes 1999: couverture). En effet, s'il est certes vrai que le travail sociolinguistique implique la constitution et le dépouillement de corpus de données linguistiques, pratiques qui nécessitent de longues heures d'enregistrement et de transcription, les activités complémentaires d'observation participante – et de participation observante – impliquent incontournablement l'investissement intégral du corps du chercheur, afin de donner corps à la recherche de terrain. C'est un leurre de nier que l'activité de recherche de terrain investit la totalité du champ sensori-moteur et que le chercheur est existentiellement condamné à mettre constamment en œuvre les facultés de ses cinq (sinon plus) sens.

2.5 Or, il est aisé de montrer que de nombreux sociolinguistes n'auraient en aucun cas pu effectuer leurs recherches empiriques sans leurs conjoints originaires de leurs terrains. On se demande pourquoi les chercheurs n'en rendent presque jamais compte dans leurs travaux, en-dehors des remerciements dans l'avant-propos (et encore ...). Ceci est, par exemple, le cas de l'excellent travail de Th. Stehl sur la sociolinguistique et la dialectologie des Pouilles (Stehl 1992). Il aurait été difficile d'accéder aux données microsociologiques indispensables pour mener à bien la recherche sur la variation linguistique en Italie du Sud sans le soutien substantiel de son épouse pouillaise et de sa belle-famille de Canosa di Puglia. On se demande pourquoi l'auteur ne rende nulle part compte de ce fait dans sa thèse de doctorat d'Etat. Est-ce parce que ceux qui connaissent les travaux de Stehl sont de toute façon généralement au courant et n'y voient aucun problème, et qu'une précision relative à ce détail s'avère inutile, car non relevant d'intérêts méthodologiques ? Ou serait-ce trop subjectif, et, de ce fait, non pertinent ? Où bien serait-ce, en revanche, tout-à-fait pertinent, précisément en raison de l'apport de subjectivité qui ne peut pas ne pas avoir manqué dans le processus de recherche ? Pour donner deux autres exemples parmi ceux qui, par ailleurs, sont légion: Gerald Bernhard n'aurait sans doute pas effectué son excellent travail sur le romanesco, le dialecte moderne de Rome, si son épouse romaine ne lui avait pas ouvert bien des portes. Or, il n'est question de son épouse qu'une seule fois dans tout le volume de sa thèse d'Etat: dans l'avant-propos, parmi les remerciements (Bernhard 1998: XI). De même, Bröking (2002: VII) remercie dans l'avant-propos de son ouvrage son épouse galicienne de son aide sur le terrain où il a effectué des recherches sur le contact linguistique castilo-galicien. Cette discrétion semble camoufler et révéler en même temps le détail suivant: le respect de la recommandation de Blanchet (2000), de garder ses distances vis-à-vis du terrain et de laisser suffisamment de possibilités de retrait, n'est pas seulement pas toujours praticable, mais le prix à payer peut aussi être lourd, à savoir l'abandon d'une dimension herméneutique de profondeur, qui comporte, certes, aussi des risques d'un excès de brouillage avec le subjectif.



46/2008: 36


Indépendamment de ce risque, il est irrationnel de vouloir évacuer le facteur subjectif que constitue ce 'mariage' avec son propre terrain, par crainte de l'irruption de l'irrationnel dans une tradition de recherche qui souffre d'une conception aseptique de la rationalité. C'est dans ce terme que Böhme/Böhme (1992: 344; cf. également Devereux 1980) discutent la ‘désintoxication du matériau' (cf. Böhme/Böhme 1992: 16) conjointement à la 'désintoxication du sujet', c'est-à-dire le fait de purger tant le matériau que le chercheur du vice de la matière, du stimulus corporel, des pulsions, des plaisirs et des envies. Il s'agit donc de mettre à l'honneur une éthique de la recherche qui en finisse avec tous ces interdits et qui remettent ce qui est faussement considéré comme illicite à la place qui lui revient de droit.


3 Le changement de paradigme implique donc de réintroduire les instances qui ont été exclues de la constitution du concept moderne de raison, à savoir les pulsions affectives, en premier chef l'angoisse, et le mythe. Pour cette raison, non seulement l'honnêteté de la recherche et du chercheur, mais surtout le postulat d'éthique épistémologique, que le présent article se propose d'esquisser, exige de rendre compte du fait que c'est grâce à sa femme marocaine que l'auteur a pu réaliser sa recherche sur le contact linguistique en milieu urbain au Maroc,6 et il convient par conséquent de souligner les mérites de celle-ci en tant que conseillère, informatrice relais, médiatrice, sans parler de ses autres fonctions, ainsi que ceux de sa famille, qui m'a servi de QG à maintes reprises. C'est autour d'elle et de ses proches que j'ai, au fur et à mesure, tissé les relations indispensables pour mon travail de terrain, et ce tissu devient la texture, le texte, qui constitue le travail universitaire et dans lequel l'auteur lui-même s'inscrit, et qui s'inscrit à la fois en celui-ci. Si Umberto Eco (1989), pour souligner que le lecteur est constitutif du sens du texte, voire du texte lui-même en tant que texture sémantique, parle du lector in fabula, il convient de parler du même droit, et a fortiori, de l'auctor in fabula (ainsi que de fabula in auctore).

3.1 Il est bien évidemment vrai que les activités de participation observante comportent des activités non strictement scientifiques,7 tout simplement parce que l'existence socio-biologique du chercheur ne se résume pas à son rôle de savant. Pour les mêmes raisons, les interactions entre l'informateur et l'enquêteur ne se limitent aucunement aux activités relevant du projet de recherche, même si ces activités peuvent indirectement apporter des informations et des données tout-à-fait pertinentes. En règle générale, on peut affirmer que plus le vécu des échanges est riche, profond et significatif, plus les données qui en résultent sont intéressantes pour le projet de recherche de sociolinguistique de terrain. En effet, on peut s'éclater sur le terrain – et cette notion s'entend tant au sens du langage familier qu'au sens du terme sociologique (Maffesoli 2007: 49): le chercheur se libère du carcan de ses idées préconçues et de ses stéréotypes et co-évolue avec le groupe qui fait l'objet de son enquête – il devient Autre avec l'Autre (cf. Jablonka 2007: 73).

3.2 Puisqu'on parle, par rapport à la recherche empirique en sociolinguistique, d'"humanisme linguistique" (cf. Eloy/Pierozak à paraître), il serait inhumain de taire le plus humain; il serait malsain et irrationnel de vouloir aseptiser la rationalité de la démarche scientifique. Ce constat peut être lu comme objection au conseil bienveillant de Leila Messaoudi, de l'Université de Kénitra, de ne surtout pas tomber amoureux sur le terrain, car cela risquerait de fausser les données.8 Ce n'est évidemment vrai qu'à moitié. Les données ethno-/sociolinguistiques sont une fonction de la nature des relations engagées avec les membres du groupe cible : car si tout travail sur le terrain implique dans un certain degré la participation sociale (cf. § 2), celle-ci engendre, bien sûr, des rapports affectifs. Ne pas voir, ou ne pas reconnaître avoir de tels liens, parfois, il est vrai, à peine perceptibles, liens qui se tissent même involontairement entre l'enquêteur lui-même et le milieu social visé (ou, pour le moins, certains ce ses membres), c’est un leurre. Ainsi, si les relations sont marquées affectivement, ce fait aura des incidences non négligeables sur le caractère des données, en raison de la valeur cognitive des émotions. Au lieu de parler de formations, je préférerais parler de leur caractère informatif, légitimement exploitable et à conscientiser. Il convient de rendre compte de ces informations, plutôt que de les refouler.



46/2008: 37


4 Une fois acceptée la nécessité de rendre compte des dimensions affectives et subjectives, la prise en compte de la catégorie du mythique et du religieux, ainsi que de l'alogique, voire du paralogique (Lyotard 1979: 9), s'impose du même droit. Avec Cassirer, nous insistons sur le rapprochement de catégories linguistiques et religieuses: Cassirer (1972: 275) considère le "mythe comme une énergie unitaire de l'esprit, [...] comme une forme d'appréhension en elle-même cohérente et qui s'affirme dans la diversité du matériau objectif de la représentation." Le même auteur (1972: 296) constate que "le langage et la religion se rapportent l'un à l'autre et sont très intimement liés entre eux parce qu'ils procèdent d'une seule et même racine spirituelle: ils ne sont tous les deux rien d'autre que des facultés différentes de l'esprit de saisir le suprasensible en termes sensibles." Dans ce sens, certains membres de mon groupe d'observation ont à plusieurs reprises fait référence aux djins ainsi qu'au "mauvais œil" et aux éventuelles fonctions de ces phénomènes sur le terrain.9

4.1 Ainsi, aux yeux de certains témoins, il était déconseillé de se montrer en public ou à certains endroits en présence de l'enquêteur, car la personne elle-même et l'enquêteur s'exposeraient au risque d'être frappés par l'un ou l'autre de ces phénomènes suprasensibles. Indépendamment de l'existence de telles entités métaphysiques, il est important de signaler la fonction discursive des dites entités symboliques, qui consiste à préserver l'intégrité du groupe, à prévenir à l'éventuelle fuite d'informations et à larver en même temps cette fonction sociale, tout à la fois en objectivant celle-ci. La fonction objective de cette démarche discursive est de protéger le groupe devant d'éventuelles "perturbations" déclenchées par l'enquêteur et de consolider ainsi la cohésion sociale. Il s'agit, en termes psychosociaux, de noms de mécanismes de censure introjectés, dont la réexternalisation permet l'objectivation; ce dispositif permet un contrôle social à un niveau de conformisme assez élevé. Une fois de plus, nous constatons sur le terrain de la sociolinguistique de la variation que la fonction primordiale du discours mythique dans l'ensemble social empirique est la stabilité homéostatique.10

4.2 De la même façon, on constate souvent au Maroc la surévaluation démesurée de fonctions sociales attribuées à l'arabe littéraire, et conjointement à cela, à l'affichage du capital culturel lié à la tradition arabo-musulmane, "légitime" (cf. Jablonka 2005: 199 s.) du point de vue des valeurs de référence déclarées du groupe. Ces références sont d'autant plus insistantes, et la surévaluation des fonctions sociales de l'arabe littéraire est d'autant plus exagérée, que le status socioéconomique, son capital culturel et la mise en pratique quotidienne des valeurs islamiques sont faibles. Ces démarches discursives s'inscrivent dans l'aspiration à se positionner dans un ordre hiérarchique dont le fondement est en dernière instance métaphysique, car la tête de cette hiérarchie est occupée par le roi, à la fois souverain temporel et leader religieux et spirituel. Cette quête de positionnement légitime pourrait se résumer ainsi: 'Je suis en ordre, car je suis dans l'Ordre.' A cet égard, il est évidemment important de signaler une dissonance cognitive: cet ordre social est relativement figé, du fait de la mobilité sociale bloquée, et les activités destinées à faciliter l'ascension sociale ont relativement peu de chances de réussite (cf. Jablonka 2007c). Aucun de mes informateurs ne paraît secoué de pulsions contestataires, des tendances à l'émergence d'une contre-légitimité ne se manifeste qu'à doses homéopathiques, et d'importants bouleversements socioculturels ne sont pour l'instant pas en vue dans les pays du Maghreb. La fonction centrale des stratégies discursives relevant de l'irrationnel, qui est la stabilisation homéostatique, semble se résumer ainsi: tout est permis, pourvu que l'ordre social ne soit pas substantiellement remis en cause. Pour une sociolinguistique impliquée, ce constat illustre à quel point il est important de tenir compte de la dimension de l'irrationnel sur le terrain, dimension qui s'avère incontournable.



46/2008: 38


5. En guise d’illustration de ces considérations d’ordre général par rapport à la « rupture épistémologique » entraînée par l’intégration des sciences du comportement dans la recherche empirique en sociolinguistique, je souhaite apporter quelques éléments relevant du terrain marocain. Déjà Rabinow (1988), suite à son séjour prolongé à Sefrou (près de Fés), avait, tout comme Devereux (1980), rapproché son expérience d’ethnographe d’un rite de passage, initiatique (cf. § 2.4.), car l’enquêteur étranger au terrain est privé des repères culturels structurant son comportement, sa perception et sa vie affective, et que ses stratégies de réaction à l’imprévu (qui ne manque pas sur le terrain) s’avèrent souvent inopérantes. En effet, sur le terrain marocain, les occasions d’appliquer le programme de Devereux, à savoir De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement : de faire de la peur la clé de voûte de la méthode, se sont présentées à plusieurs reprises. Cette clé s’est avérée précieuse pour l’interprétation de certaines données, notamment concernant les représentations langagières (cf. Jablonka 2005a, 2007a).

5.1. Nous savons que l’enquêteur est facilement manœuvré dans un rôle complémentaire à celui de son groupe observé (Devereux 1980: 323 et passim); certains groupes sont si habiles que l’enquêteur comprend tardivement à quoi on joue, et il est alors difficile de sortir du rôle que le groupe lui a attribué. Ceci a des conséquences notables sur le processus ethnographique: en fonction de la complémentarité des rôles, le groupe lui révèle certains aspects et lui en cache d’autres, et il est donc important de rendre compte de cette interaction (Devereux 1980: 344). De plus, cette situation est déstabilisante lorsque le rôle attribué à l’enquêteur est incompatible avec l’image (idéale) qu’il a de lui-même (son moi). On parle dans ce cas de rôle égo-dystone (Devereux 1980: 333). Mon approche ethno-sociolinguistique m’imposait ainsi de me positionner vis-à-vis de la question de savoir quel était éventuellement le rôle, complémentaire ou non, qui m’avait été assigné par un segment significatif de mon terrain marocain.

Du point de vue de l’imaginaire du groupe, je semble représenter le contraire de l’image qu’une partie non négligeable des sujets fréquentés et enquêtés ont d’eux-mêmes. En revanche, je semble plutôt incarner leurs aspirations: voyages, tenue vestimentaire, diplômes (européens, et donc, semble-t-il, capitalisables), résidence en France, emploi dans la fonction publique, etc. Le constat de Devereux (1980) selon lequel le statut socioprofessionnel de l’enquêteur (ou plutôt: l’idée que le groupe observé s’en fait) peut avoir des incidences sur le processus ethnographique, s’est sans doute avéré au cours des différentes phases de mon enquête à Salé, dans la mesure où certains sujets projetaient sur moi leurs propres aspirations insatisfaites liées aux rêves de la société de consommation et aux promesses non tenues par leur propre société. Il est aisé de s’imaginer que l’égo-dystonie de l’image liée à la société de consommation que je sentais projetée sur moi atteignait parfois des degrés élevés, voire à peine supportables, dans la mesure où elle donnait dans certains cas lieu à des espoirs d’exploitation. Je ne suis pas le premier chercheur au Maroc qui ait fait cette expérience (la preuve: Rabinow 1988: 109), et je ne serai sans doute pas le dernier.



46/2008: 39


En ce qui me concerne, il suffira de citer l’exemple de deux informateurs, qui m’ont été précieux surtout pendant la phase de démarrage de mon enquête. Le profil de ces deux sujets est tout sauf isolé: diplômés (BAC+4 en économie), chômeurs de longue durée. Chacun affirmait sa volonté de partir à la première occasion, l’un en France (où son frère était étudiant en 3ème cycle), l’autre en Allemagne (où son frère préparait un doctorat) ou sinon en France. Leur aide sur le terrain marocain était, en cas de réussite, soumise à la condition de mon soutien sur le terrain français et/ou allemand pour faciliter leurs démarches d’émigration (inscription à l’université, prise en charge…), et ils ont exercé sur moi une pression considérable. Dans la mesure où leurs frères étaient déjà partis et où l’un des deux avait déjà déposé sa demande de visa, ces projets semblaient crédibles et réalistes. On ne s’étonnera pas que cette situation fût déstabilisante pour l’enquêteur. Cette inquiétude était, en revanche, en même temps la source d’énergie permettant de comprendre la représentation idéalisante que mes sujets nourrissaient de l’Europe et notamment de la France – et donc des langues européennes, notamment du français – sur l’arrière-plan de leur vécu tout sauf sécurisant ni prometteur au pays.

5.2. On comprend ainsi que pour ces jeunes hommes et femmes, le chemin vers soi-même passe obligatoirement par l’Autre, par l’Ailleurs. L’enquêteur incarnait les deux à la fois. Une génération de jeunes scolarisés mal intégrés, trop enracinée dans ses traditions pour chercher la rupture ouverte, trop autonomisée pour ne pas chercher à s’en libérer, tiraillée entre deux systèmes de références antagonistes et en quête de repères, a besoin du détour par l’Ailleurs et par l’Autre pour se retrouver dans l’Ici (cf. Bennani-Chraïbi 1994). On s’imaginera mon soulagement lorsque j’ai appris que l’un de ces deux informateurs avait trouvé un emploi dans un ministère, l’autre en tant qu’agent d’une société de télécommunication. Il apparaît ainsi que le projet de départ, y compris les démarches, peut être éphémère et constituer une expérimentation imaginaire dans le but de se ressourcer dans le "rêve collectif" (Bennani-Chraïbi 1994: 159 ss.), correspondant à un mouvement de "décomposition" et de "recomposition" (Bennani-Chraïbi 1994: 23). Ceci explique aussi, au moins en partie, pourquoi le projet de départ a, certes, des incidences sur les représentations normatives du français sans pour autant entraîner des conséquences notables sur les pratiques et compétences linguistiques (Jablonka 2005b). Les sujets font souvent état d’une sensibilisation accrue à la norme prescriptive, mais cette sensibilité n’ayant pas d’incidences sur la pratique, elle s’avère foncièrement déclaratoire.

5.3. L’appropriation de compétences linguistiques, en particulier en français, est ainsi un atout pour la mobilité verticale (ascensionnelle) et horizontale (géographique, notamment vers l’étranger francophone), mais elle n’est pas que cela, surtout dans la mesure où les deux sens de mobilité sont bloqués et où les sujets sont conscients de ce blocage. L’acquisition guidée de compétences en français par voie institutionnelle peut ainsi être la réaction au blocage de mobilité sociale et traduire l’idée (souvent passagère et sans grande conviction) de contourner cet obstacle par la mobilité dans l’espace géographique (cf. Jablonka 2007c). L’interaction en français avec l’enquêteur étranger présente une occasion privilégiée d’investir ces compétences langagières acquises, où, en l’occurrence, de les réactiver, ce qui modifie les représentations langagières dans le mesure où l’utilité communicative immédiate d’une langue s’avère dans un contexte de proximité qui connaît des enjeux émotionnels. De plus, le regard de l’Européen n’est, aux yeux des sujets observés, jamais anodin: souvent, ces derniers attribuent une valeur évaluatrice au regard de l’enquêteur étranger.11 Cette "perturbation" est révélatrice dans la mesure où elle indique la quête de repères dans des conditions sociales difficilement vivables et déstabilisantes. En même temps, elle nous permet de jeter un regard plus approfondi sur la dynamique des représentations langagières et des pratiques qui en découlent.



46/2008: 40


5.4. La démarche ethnographique permet ainsi d’accéder à une compréhension plus précise et complète de la situation sociolinguistique, dans la mesure où elle impose l’interrogation sur l’implication existentielle du linguiste. Cette valeur épistémologique de l’implication du chercheur, qui est au cœur d’un changement de paradigme à part entière, est d’autant plus importante qu’il s’agit d’un terrain socioculturellement (non forcément géographiquement) suffisamment éloigné de son entourage social habituel pour lui lancer de nombreux défis. Ce qui est vrai pour le groupe ne l’est pas moins pour le chercheur: le chemin qui le mène vers lui-même dans l’Ici passe obligatoirement par l’Autre dans l’Ailleurs.


Références bibliographiques

Aracil, Lluís V. (1979): "Ein valenzianisches Dilemma", dans: Kremnitz 1979: 80–86.

Barley, Nigel (1992): Un anthropologue en déroute. Paris: Payot.

Barthes, Roland (1999): Le grain de la voix. Paris: Points.

Bennani-Chraïbi, Mounia (1994), Soumis et rebelles, les jeunes au Maroc. Paris: Le Fennec.

Bernhard, Gerald (1998): Das Romanesco des ausgehenden 20. Jahrhunderts. Varietätenlinguistische Untersuchungen. Tübingen: Niemeyer.

Blanchet, Philippe (2000): La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche ethno-sociolinguistique. Rennes: Presses Universitaires de Rennes.

Böhme, Hartmut, Böhme, Gernot (1992): Das Andere der Vernunft. Zur Entwicklung von Rationalitätsstrukturen am Beispiel Kants. Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.

Bröking, Adrian (2002): Sprachdynamik in Galicien. Untersuchungen zur sprachlichen Variation in Spaniens Nordwesten. Tübingen: Narr.

Canut, Cécile (2000): "Subjectivité et discours épilinguistiques", Traverses 1: Entre les langues, 27–52.



46/2008: 41


Cassirer, Ernst (1972): La philosophie des formes symboliques. Vol. 2: La pensée mythique. Paris: Ed. de Minuit.

Chapoulie, Jean-Michel (2001): La tradition sociologique de Chicago. 1892–1961. Paris: Ed. du Seuil.

Cyr, Danielle (1996): "Ethnographie", dans: Goebl, Hans; Nelde, Peter H.; Starý, Zdenek; Wölck, Wolfgang (éds.): Kontaktlinguistik / Contact Linguistics / Linguistique de contact. Ein internationales Handbuch zeitgenössischer Forschung / An International Handbook of Contemporary Research / Manuel international des recherches contemporaines. Vol. 1. Berlin, New York: De Gruyter, 788–796.

Devereux, Georges (1980): De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement. Paris: Flammarion.

Duerr, Hans-Peter (1985a): Traumzeit. Über die Grenzen zwischen Wildnis und Zivilisation. Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.

Duerr, Hans-Peter (1985b): "Die Angst vor dem Leben und die Sehnsucht nach dem Tode", dans: id. (éd.): Der Wissenschaftler und das Irrationale. Vol. II.: Beiträge aus Ethnologie und Anthropologie. 2ème éd., Francfort-sur-le-Main: Syndikat / EVA, 180–206.

Eco, Umberto (1989): Lector in fabula. Milan: Bompiani.

Eloy, Jean-Michel; Pierozak, Isabelle (à paraître): "Pour un humanisme linguistique", dans: id. (à paraître): Intervenir: appliquer, s'impliquer? Actes du RFSV (Amiens, juin 2007). Paris: L'Harmattan.

Feyerabend, Paul (1980): Erkenntnis für freie Menschen. Nouvelle éd., Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.

Feyerabend, Paul (1984): Wissenschaft als Kunst. Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.

Feyerabend, Paul (1986): Wider den Methodenzwang. Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.

Glasersfeld, Ernst von (1990): "Siegener Gespräche über Radikalen Konstruktivismus", dans: Schmidt 1990: 401–440.

Hell, Bertrand (2002): Le tourbillon des génies. Au Maroc avec les Gnawa. Paris: Flammarion.

Horkheimer, Max; Adorno, Theodor W. (1981): Dialektik der Aufklärung. Philosophische Fragmente. Francfort-sur-le-Main: Fischer.

Hübner, Kurt (1985): "Wie irrational sind Mythen und Götter?", dans: Duerr, Hans-Peter (éd.): Der Wissenschaftler und das Irrationale. Vol. III: Beiträge aus der Philosophie. Francfort-sur-le-Main: Syndikat / EVA, 7–32.



46/2008: 42


Jablonka, Frank (1997): Frankophonie als Mythos. Variationslinguistische Untersuchungen zum Französischen und Italienischen im Aosta-Tal. Wilhelmsfeld: Egert.

Jablonka, Frank (1998): Essay Concerning Human Misunderstanding. Sprachlich-kommunikative Funktionen und Dysfunktionen in der Postmoderne. Perspektiven der französischen und italienischen Sprachphilosophie. Essen: Die Blaue Eule.

Jablonka, Frank (2005a): "Inwieweit ist auf die Informanten Verlass? Facing, acts of identity und Desinformation bei marokkanischen Sprechern", dans: Erfurt, Jürgen (éd.): Migration – Hybridität – kulturelle Artikulation. Multikulturelle Diskurse in francophonen Räumen. Berne, Francfort-sur-le-Main et al.: P. Lang, 187–202.

Jablonka, Frank (2005b): "'Il faut faire un effort': un topos métalinguistique marocain", dans: Messaoudi, Leila (éd.): Aspects de la culture orale au Maroc. Rabat: Okad, 173–188.

Jablonka, Frank (2007a): "Implication du chercheur et politique linguistique familiale au Maroc", dans: Léglise, Isabelle; Canut, Emmanuelle; Desmet, Isabelle; Garric, Nathalie (éds.): Applications et implications en Sciences du langage. Paris: L'Harmattan, 63–74.

Jablonka, Frank (2007b): "Langues standard, élaboration, normalisation et le "processus de civilisation" au Maroc", dans: Carnets d'Atelier de Sociolinguistique 2, 60–87. (http://www.u-picardie.fr/LESCLaP/IMG/pdf/jablonka_CAS_no2_a.pdf).

Jablonka, Frank (2007c): "Mobilité sociale et contact linguistique au Maroc: un cas de créolisation tardive ?", dans: Zeitschrift für Romanische Philologie 123/1, 69–89.

Jablonka, Frank (2007d): "La francophonie échelonnée. Le continuum discontinu en linguistique variationniste urbaine au Maroc", dans: PhiN 41, 1–20.

Jablonka, Frank (2008): Compte rendu: Cavalli, Marisa; Coletta, Daniela; Gajo, Laurent; Matthey, Marinette; Serra, Cecilia: Langues, bilinguisme et représentations sociales au Val d'Aoste. Introduction de Bernard Py. Aoste: IRRE VDA, Tipografia ITLA, 2003, dans: Revue de Linguistique Romane 72, 257–261.

Kremnitz, Georg (éd.) (1979): Sprachen im Konflikt. Theorie und Praxis der katalanischen Soziolinguisten. Eine Textauswahl. Tübingen: Narr.

Kremnitz, Georg (1990): Gesellschaftliche Mehrsprachigkeit. Institutionelle, gesellschaftliche und individuelle Aspekte. Vienne: Braumüller.



46/2008: 43


Lyotard, Jean-François (1979): La condition postmoderne. Paris: Ed. de Minuit.

Maffesoli, Michel (2003): L'instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes. Paris: La Table Ronde.

Maffesoli, Michel (2007): Le réenchantement du monde. Une éthique pour notre temps. Paris: La Table Ronde.

Morin, Edgar (1977–2004): La méthode. 6 voll.: Vol. 1 (1977): La Nature de la Nature; vol. 2 (1980): La Vie de la Vie; vol. 3 (1986): La Connaissance de la Connaissance; vol. 4 (1991): Les idées. Leur habitat, leur vie, leurs mœurs, leur organisation; vol. 5 (2001): L'humanité de l'humanité; vol. 6 (2004): L'éthique. Paris: Seuil.

Morin, Edgar (1994): Sociologie. Edition revue et augmentée par l'auteur. Paris: Seuil.

Rabinow, Paul (1988): Un ethnologue au Maroc. Réflexions sur une enquête de terrain. Paris: Hachette.

Schmidt, Siegfried J. (éd.) (1990): Der Diskurs des Radikalen Konstruktivismus. Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.

Stehl, Thomas (1992): Funktionale Analyse der sprachlichen Variation. Untersuchungen zur Dynamik von Sprachkontakten in der Galloromania und Italoromania. Thèse de doctorat d'Etat, Paderborn (manuscrit).

Vallverdú, Francesc (1979): "Eine geschichtliche Verzerrung des Werkes von Pompeu Fabra", dans: Kremnitz 1979: 148–152.

Welsch, Wolfgang (1991): Ästhetisches Denken. 2ème éd., Stuttgart: Reclam.

Werlen, Erika (1996): "Teilnehmende Beobachtung", dans: Goebl, Hans; Nelde, Peter H.; Starý, Zdenĕk (éds.): Kontaktlinguistik / Contact Linguistics / Linguistique de contact. Ein internationales Handbuch zeitgenössischer Forschung / An International Handbook of Contemporary Research / Manuel international des recherches contemporaines. Vol. 1, Berlin, New York: de Gruyter, 750–764.

Wittgenstein, Ludwig (1984): Werkausgabe. Vol. 1: Tractatus logico-philosophicus. Tagebücher 1914–1916. Philosophische Untersuchungen. Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp.



46/2008: 44


Notes

1 Version approfondie d'une intervention au 5e Colloque International Réseau Français de Sociolinguistique, "Intervenir: appliquer, s'impliquer?", Amiens, 13–15 juin 2007.

2 La documentation de Georg Kremnitz (1979) est toujours de grande utilité; pour la dimension mythique cf. notamment le texte d'Aracil sur le "dilemme valencien" (Aracil 1979).

3 Par exemple par le recours à l'œuvre de Pompeu Fabra (Vallverdú 1979).

4 Pour ce qui est du Val d'Aoste, un exemple concret est discuté dans un compte rendu très récent (Jablonka 2008).

5 Cette différence marque par ailleurs aussi la césure entre mes propres démarches sur mes deux principaux terrains au Val d'Aoste et au Maroc. Si je suis resté en retrait sur le terrain valdôtain pour mener l'observation depuis une position détachée et pendant une durée bien limitée, les choses ne se présentent aucunement de la même façon au Maroc, où j'ose affirmer que je me suis fondu dans le terrain qui est, en tant que gestalt perceptive, le produit de l'activité du chercheur.

6 Cf. entre autres Jablonka (2005a, 2005b, 2007a, 2007b, 2007c, 2007d).

7 Nigel Barley (1992) affirme, à propos de son activité de chercheur en ethnologie au Cameroun, que seulement 1 % de son temps était consacré à la recherche proprement dite.

8 Communication personnelle. Je dois d'ailleurs signaler que le soutien moral et matériel de Leila Messaoudi sur ce terrain ardu m'a été extrêmement précieux.

9 Cf. Jablonka (2005b: 182). – Pour une analyse approfondie de la problématique des djins au Maroc du point de vue ethnopsychologique cf. Hell (2002).

10 Nous avions déjà pu identifier cette fonction par rapport à la charge mythique du discours de la francophonie sur le terrain valdôtain, cf. Jablonka (1997).

11Je ne suis cependant pas sûr si les sujets marocains sont effectivement en quête du regard évaluateur valorisant de l’Européen, et si on peut affirmer que leurs pratiques semblent être ennoblies par l’image positive que celui-ci leur renvoie (Bennani-Chraïbi 1994 : 66 ss.). La relation est sans doute beaucoup plus complexe et nuancée que cela, surtout depuis que le Maroc a, autour de l’an 2000, entamé la course au rattrapage du retard de modernisation. Cette question nécessitera sans doute des observations et enquêtes supplémentaires.