PhiN 41/2007: 1



 

Frank Jablonka (Beauvais/Amiens)


La francophonie échelonnée.
Le continuum discontinu en linguistique variationniste urbaine au Maroc*

  […] il n'y a pas de naissance sans rupture, et il n'y a pas de croissance sans continuité.
Thomas Stehl (1988: 38)

 

In this paper we question the creolistic model of progressive linguistic continuum between acro, meso and basilect as a valid descriptive and explanative approach to linguistic variation in vertical, especially urban contact situations. Contemporary attempts of investigating the moroccan Francophony are dominantly grounded on this creolistic approach. We can demonstrate that this almost usual sociolinguistic way of description is not consistent. A qualitative and structural sociolinguistics of urban variation, in synergy with the psychology of prototypes, can show the existence of a gradation of discrete interlectal varieties. In our case of the Rabat-Salé agglomeration, these interlects emerge between standard French and Arabic dialect, which represent the two extremes of language contact.


0 Problématique

0.1 Nous avons l'habitude, en linguistique variationniste, lorsque nous observons des dynamiques de contact entre différentes langues ou leurs variétés (c'est-à-dire, dans la perspective variationniste fonctionnelle, langues fonctionnelles, dites gradata dans des situations de contact vertical convergent (cf. paragraphe 1.2), définies comme systèmes syntopiques, synstratiques et symphasiques (cf. Stehl 1991: 135), de parler d'un "continuum" qui se forme entre les pôles du contact. Historiquement, cette perspective plonge ses racines dans des approches quantitatives de la créolistique, dont l'ouvrage de référence est toujours Bickerton (1975). Selon cette conception, il existe entre le créole le plus 'pur' ("basilecte") et la langue lexificatrice ("acrolecte") une zone intermédiaire, dite "mésolectale", quelque peu amorphe et caractérisée par du flou, permettant un glissement sans rupture entre des formes linguistiques représentées à des proportions variables et quantitativement mesurables. Un continuum serait donc caractérisé par des transitions continues, précisément, entre les entités le constituant.

Sans nous intéresser à la question de savoir si, oui ou non, ce modèle est approprié à la description de cas relevant de la créolistique proprement dite, il convient de s'interroger sur la légitimité de transposer cette conception sur des situations de contact linguistique autres que créoles, même s'il est possible de rapprocher la dynamique du contact linguistique marocain, à certains égards, de situations de créolisation (cf. Jablonka 2007b). Il serait donc intéressant de s'interroger si un continuum de variation linguistique est nécessairement, et par définition, continu, ou si, en revanche, il est légitime de considérer, en rupture avec l'approche créolistique, l'existence de ruptures entre les composantes du continuum. Ce dernier postulat donnerait lieu à la conception, de prime abord quelque peu paradoxale, d'un "continuum discontinu". Le présent article est consacré à l'élaboration de ce concept par rapport au contact linguistique en milieu urbain au Maroc, l'objectif de notre argumentation étant d'en donner une définition.




PhiN 41/2007: 2


0.2 D'ores et déjà, on peut considérer que la transposition du modèle créoliste a donné naissance à une tradition de lexicographie différentielle du français au Maghreb, dont celle du Maroc, comme nous le montrent Benzakour/Gaadi/Queffélec (2000).1 Cet ouvrage est consacré à l'inventaire lexical de la "variété qu'on pourrait qualifier de 'mésolectale' et qui se situe dans la zone supérieure d'un continuum à deux pôles extrêmes" (Benzakour 2001: 75). Ces pôles sont représentés par la variété pratiquée par l'élite, et par le français dit "rudimentaire", variété également dénommée "français local" (Benzakour 2001: 80).2

Toutefois, les réflexions de Benzakour (2001, cf. également Benzakour 2000) nous paraissent difficilement compatibles avec la conception d'un français "mésolectal" pour ainsi dire amorphe, dénué d'une structuration interne.

Langue étrangère […] à statut particulier, présente à des degrés divers, dans toutes les couches de la société, surtout urbaine, en contact avec les langues locales, elle est réalisée essentiellement sous forme de variétés : français rudimentaire du petit peuple et des arabisés, français portant les marques d'appropriation de locuteurs compétents, français d'élite, détentrice du pouvoir économico-politique et garante d'un français bel usage […]. (Benzakour 2001: 76)

En d'autres termes : si on est prêt à reconnaître la présence de plusieurs variétés, il faut avouer que le "continuum" a une structuration interne identifiable. Le "continuum" est échelonné et ressemble plus à une gradation qu'à un continuum caractérisé par un glissement sans ruptures. Même s'il faut constater une "oscillation" considérable du degré intermédiaire, les champs de dispersion des variantes y étant assez élargis, nous reconnaissons les mêmes incohérences que Weydt/Schlieben-Lange (1981) ont reprochées aux travaux de Labov, d'orientation quantitative : la forme (la fonction au sein d'un système oppositif) d'une unité linguistique primant, du point de vue fonctionnel, sur la substance (la configuration au niveau du signifiant et de la représentation matérielle), nous considérons le constat de Benzakour comme le fruit d'une perception très fine des variétés discrètes qui constituent des échelons à l'intérieur d'une gradation située entre deux pôles diglossiques du contact, à savoir entre le français (H) et l'arabe dialectal (L), tandis que le rôle de l'arabe standard reste à déterminer. Nous allons voir que la classification effectuée par Benzakour se rapproche remarquablement du résultat de l'analyse de nos données recueillies en milieu urbain populaire dans l'agglomération de Rabat-Salé auprès de la jeune génération scolarisée (Jablonka à paraître, 2007a, 2007b, 2005b, 2005c).


1 Les continuums langagiers sont échelonnés

1.1 Depuis le début des années 80, la linguistique variationniste allemande a pris ses distances par rapport à l'adaptation du modèle créolistique à des contextes sociolinguistiques, urbains et non urbains, qui lui sont étrangers. Comme le constate Stehl (1992), c'est déjà en 1981 qu'une équipe est-allemande a pu identifier des échelonnements quadruples dans des zones dialectales bas-allemandes. En effet, selon Hartung/Schönfeld (1981), les quatre variétés discrètes en présence, dites "formes d'existence" (Existenzformen), sont à considérer comme des systèmes autonomes, ne serait-ce qu'au niveau phonologique. De même, pour la petite ville d'Erp en Rhénanie, au sud-ouest de Cologne, Mattheier (1983) constate des échelonnements perceptifs triples et quadruples, en fonction du groupe auquel le locuteur appartient. De telles divergences dans la perception, en fonction de paramètres socio-biographiques, sont assez courantes, et les perceptions des locuteurs marocains interviewés au cours de mon enquête sont également, comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre, loin d'être homogènes.

1.2 Pour les contacts bipolaires entre langue standard et dialecte au sein de la Romania, ce fut Th. Stehl (notamment 1988 et 1992) qui a systématisé l'approche variationniste fonctionnelle sur deux terrains différents, à savoir en zone rurale dans le Périgord, en France, et en zone urbaine dans la ville de Canosa di Puglia (Italie du sud). Dans les deux cas de contact vertical (caractérisé par un décalage de prestige et de fonctions sociales) convergent (les variétés dialectales étant récessives face aux variétés dominantes du standard), Stehl a pu identifier, dans le savoir linguistique des locuteurs, un échelonnement, certes quelque peu idéalisé, quadruple (voire, auprès de certains locuteurs, quintuple). Les quatre ou cinq variétés distinctes ("gradata") en présence peuvent être virtuelles, occasionnelles ou habituelles, en fonction du degré que la dynamique de convergence a atteint. En se référant à la psychologie cognitive (Holenstein 1980), Stehl caractérise les variétés aux pôles extrêmes comme des prototypes positifs (+) entre lesquels émergent, au cours de l''habitualisation', la stabilisation et la conventionnalisation de techniques de traduction, d'interférence et finalement de variation, des variétés interlectales, considérées comme des prototypes négatifs (−), sur lesquels les locuteurs portent des jugements spécifiques (savoir évaluatif métalinguistique) et auxquels ils attribuent des fonctions de communication bien distinctes. Il est intéressant que les locuteurs donnent souvent (sur les terrains de Stehl systématiquement) des noms à ces variétés intermédiaires (du type "français écorché" ou "dialecte civilisé"). Cette nomenclature est un indicateur de la stabilité et de la profondeur de l'ancrage cognitif, au niveau de la perception et dans le savoir linguistique, de ces interlectes.




PhiN 41/2007: 3


Précisons toutefois que la nomenclature est un phénomène beaucoup moins constant sur le terrain marocain. Les règles sociales de communication étant moins stables, ce sont le flou et le vague qui règnent dans les dénominations. Ceci n'est pas étonnant, puisque les fonctions sociales des variétés standards (en l'occurrence du français, mais aussi de l'arabe) sont moindres.

1.3 Afin de mieux faire apparaître le caractère idéalisé de cette conception, considérons l'année zéro (hypothétique) du contact linguistique : une communauté dialectophone entre en contact avec la langue standard. La plupart des membres de cette communauté essayeront d'apprendre le standard, mais ne l'assimileront que partiellement ; la variété du standard acquise par cette première génération sera un interlecte caractérisé par de nombreuses interférences dialectales. Les locuteurs vont notamment traduire du dialecte vers le standard, c'est-à-dire qu'ils vont parler en standard comme si ils parlaient en dialecte. Matériellement, ils vont produire des discours formulés en langue standard, mais la structure discursive (la "pensée") restera celle qui est typique du dialecte ("parler dialecte en langue standard"). La deuxième génération, après l'année zéro, va acquérir cette variété 'défective' du standard comme première langue au cours de l'interaction avec les parents, mais elle va se rapprocher davantage de la norme prescriptive en raison du poids des instances de socialisation secondaire, l'impact de la scolarisation étant décisif. Par conséquent, la variété standard de cette génération manifestera sensiblement moins d'interférences dialectales. Cependant, si la communauté attribue au dialecte des fonctions d'intégration et de cohésion sociales suffisamment importantes, cette deuxième génération va, en outre, acquérir une variété dialectale, qui ne sera, bien entendu, pas celle des parents ni des grands-parents, mais une variété 'défective' avec de nombreuses interférences de la langue standard. Le processus par lequel est passée la première génération va s'inverser : les membres de la deuxième génération auront tendance à produire des discours dialectaux 'traduits' mentalement de la langue standard – "parler standard en dialecte". La conventionnalisation des variétés standards avec peu d'interférences dialectales donne naissance aux variétés régionales du standard ("français régionaux", "italiani regionali" etc.), c'est-à-dire aux standards endogènes, caractérisés comme des prototypes positifs, mais aucunement identifiables aux standards exogènes, même si certains locuteurs marocains ont tendance à identifier ces deux variétés standards (cf. paragraphe 3.2). Les standards exogènes sont caractérisés par l'absence de toute marque topique. De ce fait, ils sont à considérer comme une sorte de "superstandard" (++) (cf. Gleßgen 1996: 46, 2000: 254). Dans les enquêtes de Stehl, ce n'est qu'une partie des locuteurs interviewés qui reconnaît cette variété et les intègre dans la nomenclature (comme, par exemple, "français de la télé"). Les variétés situées entre le standard exogène (++) et le dialecte (+) constituent la zone de contact (voilà ce qui reste, dans la terminologie relative à l'approche que nous adoptons, du concept créoliste de zone mésolectale).




PhiN 41/2007: 4


Il faut souligner que l'approche de Stehl a été conçue afin d'analyser des dynamiques de contact bipolaires entre langues standards et dialectes de base dans la Romania interne. Il s'est avéré que l'approche est adaptable à des situations plus complexes, à condition que l'on tienne compte des caractéristiques du terrain et de la structure du cas de figure qui imposent certaines modifications. Ainsi, il a été possible d'appliquer la méthode aux cas du Val d'Aoste (Italie du nord) avec deux langues standards (italien et français) et un dialecte (franco-provençal) (Jablonka 1997), et de la Galice, en Espagne (Bröking 2002), où le galicien est appuyé par des mesures politiques et d'élaboration au point de constituer une deuxième langue standard, proche du portugais, à côté de l'espagnol. Il va sans dire que les situations, les analyses et les configurations dans des régions comme dans celles choisies par Jablonka et Bröking sont nettement plus complexes. On pouvait s'attendre d'emblée à ce que la complexité s'amplifie considérablement sur un terrain urbain populaire de la Romania Nova en situation post-coloniale, caractérisée par une configuration diglossique rigoureusement externe (la parenté génétique entre le français et l'arabe faisant défaut), et où la pression de convergence exercée par la/les langue(s) standard(s) est beaucoup plus faible, sans parler de la spécificité culturelle du cas de figure et du terrain. Ceci est évidemment lié à la défaillance du système éducatif et au taux d'analphabétisme élevé (autour de 65 %, selon Boukous 1995: 32), ainsi qu'à des facteurs socioculturels, notamment à la relation étroite entre l'islam et l'arabe.


2 Application de la démarche au terrain urbain marocain

Pour le Maroc, les travaux variationnistes les plus importants sont consacrés à la dialectologie urbaine ; notamment les travaux de Messaoudi (2003a, 2003b: 43−130) sur la variation interne de l'arabe dialectal marocain et l'émergence de nouvelles variétés à Rabat sont à mentionner. Toutefois, jusqu'à présent, les analyses de linguistique variationniste par rapport au français au Maroc, et en particulier en milieu urbain, font défaut. Ceci est d'autant plus déplorable que la ville est, au Maroc, le terrain où le français est le plus vivant. La linguistique variationniste urbaine aurait donc tout à gagner en se consacrant plus énergiquement à la francophonie marocaine. Pour cette raison, il nous a paru nécessaire de mettre en œuvre l'application de la méthode variationniste fonctionnelle de Stehl au terrain urbain populaire de Rabat-Salé.

2.1 Le point de départ de notre réflexion sont les propositions les plus exhaustives de représenter l'échelonnement des différentes variétés en présence et les interactions entre celles-ci, à savoir celles que nous trouvons dans Gleßgen (1996: 47−48). Ces tentatives sont, certes, de nature impressionniste, puisqu'elles ne sont pas le résultat d'une recherche empirique, mais principalement le fruit du souci de condenser les résultats de travaux précédents. Le graphique suivant – nous nous sommes permis d'y apporter quelques modifications, surtout dans le but d'adapter les graphiques à un public francophone – représente l' "architecture diastratique" des variétés françaises en présence dans le Maghreb, en dessous du standard exogène. Précisons cependant que cette tentative de représenter l' "architecture" du français par rapport au cas de figure marocain dépasse de loin la dimension diastratique, puisque la variation ne dépend pas exclusivement de l'appartenance aux différentes couches sociales. Toutes les dimensions de la variation linguistique sont en jeu. Nous préférons le terme de "pluriglossie" à celui d' "architecture diastratique".




PhiN 41/2007: 5


Ce qui est remarquable, c'est la présence d'une norme standard maghrébine : il existe de nombreux Marocains élevés au Maroc dont les productions écrites et orales présentent des écarts à peine perceptibles par rapport à la norme exogène. Beaucoup plus nombreux sont les Marocains qui, grâce aux particularités linguistiques de leurs discours, sont tout de suite identifiables comme Maghrébins, même si l'écart par rapport à la norme prescriptive reste relativement faible. L'autre extrême est le degré minimum de compétence linguistique (dit "basilecte"), repérable auprès de locuteurs peu scolarisés ou ayant appris le français seulement en situation informelle. Entre ces extrêmes apparaît un continuum de différents niveaux de compétence.

Un inconvénient dans ce modèle est le maintien de la terminologie créolistique. Celle-ci serait justifiée si ce choix terminologique était de nature purement métaphorique. Mais cela n'est manifestement pas le cas, puisque la rupture entre les standards exogène et endogène semble être plus brutale que celle entre la zone mésolectale et le basilecte. Si le standard exogène est une variété à part entière, pourquoi le seraient-il dans une moindre mesure le standard endogène et le français dit familier (qui est, bien entendu, également une variété standard), comme le graphique semble le suggérer ? Comme si la distance entre les standards exogène et endogène était plus importante que celle entre ce dernier et le français dit basilectal ! Tout cela paraît peu logique du point de vue structural fonctionnaliste – sauf évidemment s'il s'avérait que la perception d'un écart entre les standards exogène et endogène n'est pas très nette. Certes, ceci n'est, a priori, pas impossible – nous reviendrons sur cette question dans le troisième paragraphe. Mais ce qui plus est, nous cherchons en vain l'autre pôle du contact vertical, pôle qui est, évidemment, à l'origine de la différenciation du français, à savoir l'arabe dialectal, qui, lui, est à son tour soumis à une variation interne sous l'impact du contact avec le français.

La nécessité d'intégrer l'arabe, notamment l'arabe dialectal, qui représente le pôle de contact le plus important avec le français, dans l'architecture apparaît clairement. Gleßgen (1996: 48) a essayé de tenir compte des variétés territoriales (y compris de l'amazigh) dans un graphique sous forme de 'tours jumelles'. Malheureusement, nous ne voyons pas quelles seraient les interactions entre les deux tours, l'une étant consacrée à l'arabe, l'autre au français. Dans le schéma de Gleßgen, l'interaction entre le français et l'arabe dialectal serait limitée à l'alternance codique dans la zone dite mésolectale, ce qui paraît fort problématique. Il faudrait, nous semble-t-il, prévoir des 'passerelles' entre les deux tours. Sans nous attarder sur les détails concernant la tour arabe,3 nous considérons que ce modèle, certes intéressant, qui a servi à guider notre recherche empirique dans une certaine mesure, mérite une révision intégrale à la lumière des résultats de celle-ci.

2.2 Les données recueillies sur notre terrain ne laissent aucun doute sur la présence d'un continuum discontinu (cf. Stehl 1988: 34), échelonné dans la perception et le savoir linguistique des locuteurs. Il est vrai que les discours de la plupart des locuteurs interviewés se situent dans la variété intermédiaire, ce qui n'est pas étonnant puisque le groupe des jeunes urbains scolarisés dans les quartiers populaires constituait l'échantillon central, ce qui explique un certain degré d'homogénéité dans notre corpus. Toutefois, afin de comparer le résultat de la collecte de données auprès de 'notre' groupe avec celles recueillies extra groupe, nos avons également effectué des entretiens avec une locutrice (S, 31 ans en déc. 2002) dont la compétence peut être considérée comme reflétant le standard endogène, et avec un locuteur (J, 45 ans en août 2001) faiblement scolarisé et disposant d'une compétence minimale en français. Ce dernier est le fils aîné de la famille de Salé-Hay Essalam qui m'a accueilli à plusieurs reprises. S, la sœur de H et belle-sœur de mon informateur relais O (28 resp. 37 ans en juillet 2001), a travaillé dans un centre d'appel où elle s'est fait passer pour une francophone native :




PhiN 41/2007: 6


S : On vendait un mutuelle, 'dõŋkə on parlait que français, et les, et … les gens avec, les clíents avec qui je parlais pensaient que j'étais une Française. J'avais un nom français. Un prénom français.

[…]

FJ : Et c'est l'entreprise qui vous a imposé ce nom ?

S : Oui. C'était obligatoire. 'paskə ɔm, on parlait aux, aux clientèləs … à une clientèle française. Donc on se présentait avec un prénom français. Pour eux, on rappelait de, de la France. Pas de, du Maroc.

FJ : D'accord. Et i pensaient carrément que vous étiez Française ?

S : Oui, carrément.

FJ : Iz ont rien remarqué ?

S : Ja..euh rien, jámais. Jamais personne n'a fait une remarquə comme quoi, euh, comme quoi je suis Marocaine, je suis arabi..une Arabe, non. Jámais. […] 'paskə là quand on fait le test, euh, c'est sur cette baːs qu'on est recruté. C't-à-dire, si on a l'accent français, d'accord, ça passe. Si on n' a'ʀiːf pas à avoir l'accent, 'dõŋkə on n'est pas recruté. […] C'était un centre d'appel.

Nos données montrent clairement que non seulement il serait erroné de postuler un glissement imperceptible et sans ruptures entre différentes variétés. Nous voyons en outre que les membres d'une même génération d'une même famille sont séparés par de telles lignes de partage linguistiques. Ainsi, la compétence de H ne lui aurait jamais permis de travailler dans ledit centre d'appel. Cependant, même S ne parle pas comme une Française, comme on peut s'en convaincre après un certain temps de conversation. Si la locutrice S est passée pour une Française au téléphone, c'est sans doute aussi grâce aux types de séquences interactionnelles plus ou moins ritualisées, en tout cas stabilisées ; la grammaire conversationnelle de ce type d'interactions ciblées sur la vente de produits bien définis est garante d'un degré élevé de prévisibilité. En dehors de ce cadre, la locutrice est obligée de sortir de cette routine, et l'interaction est soumise aux aléas de la spontanéité, ce qui ouvre la porte à toutes sortes de phénomènes linguistiques qui échappent au contrôle et par conséquent à la norme prescriptive du français standard exogène.

En effet, il s'avère que le français de S est une variété standard très hautement normée, mais il présente tout de même certaines caractéristiques que nous rencontrions difficilement auprès d'un locuteur francophone natif (cf. paragraphe 2.3). Ceci nous amène à conclure que S est représentante4 d'un français standard endogène du Maroc, qui présente des écarts non seulement par rapport à d'autres variétés standards endogènes du français, mais aussi – et surtout – par rapport au standard exogène. Il y a incontestablement rupture, et non pas glissement, entre standard exogène et standard endogène marocain. Cependant, nous ne voyons pas pourquoi cette variété serait moins "acrolectale" et plus "basilectale" que le français régional belge, suisse, québécois, alsacien, ou même picard.




PhiN 41/2007: 7


2.3 Un phénomène phonique aisément repérable dans l'extrait ci-dessus, à savoir le dévoisement de consonnes en position finale (baːs, a'ʀiːf), est sans doute en lui-même d'assez peu d'intérêt dans ce contexte. Ce trait apparaît non seulement dans toutes les variétés du français marocain, mais aussi dans de nombreux standards exogènes régionaux au sein de la francophonie européenne, et même française (en Picardie, Alsace, Belgique, Suisse Romande et ailleurs). Ce qui est plus remarquable, c'est qu'il ne s'agit pas d'une pure interférence arabe, puisque la plupart des consonnes sonores (à l'exception de -v en dehors d'emprunts) existent en position finale dans les variétés arabes. Le remplacement de -b par -p (a'ʀap 'arabe'), repérable dans toutes les variétés françaises au Maroc, est encore moins explicable par le contact avec l'arabe, le phonème /p/ étant inexistant en arabe. En revanche, le phénomène inverse, en position initiale, n'a absolument rien de surprenant ('baskə 'parce que', bar exemple) et s'explique aisément par l'interférence arabe.

Egalement sur le plan phonique se situe l'évolution des voyelles nasales sous l'impact du contact avec l'arabe, qui ne connaît que des voyelles orales. Dans toutes les variétés d'interférence, y compris le standard endogène, nous rencontrons des consonnes nasales qui s'intercalent entre la voyelle nasale et la consonne homorgane suivante, ce qui peut entraîner la dénasalisation totale de la voyelle ('dõŋkə 'donc', pʀe'zãntə 'présente', lɔŋk 'langue', vjen de 'vient de'.

Au niveau lexical, il n'est pas étonnant qu'une opposition qui pose fréquemment problème aux non-francophones natifs, à savoir celle entre an et année, ne soit pas maîtrisée ("Ça fait une année que je suis à El Jadida.").

Quant à la syntaxe, l'un des points sensibles pour tout (ex-)apprenant du français est, évidemment, le champ des prépositions. La confusion au niveau des prépositions a été analysée amplement par rapport au français écrit par Gleßgen (1997), et il est d'autant moins surprenant que le gradatum endogène oral le plus élevé n'échappe également pas à ce trait : "tout le monde a cettə, cette idée sur la tête" (au lieu de "dans la tête") ; "j'allais partir en Canada" (au lieu de "au Canada") ; "l'entreprise, chacun a peur de sa place" (au lieu de "pour la place", comme le contexte l'indique clairement).

D'autres particularités syntaxiques récurrentes concernent la place de l'adverbe ("Mais on arrive à facilement les comprendre."). Des phénomènes typiques sont le changement du genre de certains noms et le marquage morphologique de ceux-ci (son grammaire, un atmosphère différent, certaines gens), ainsi que le marquage du pluriel (signalons une occurrence intéressante de singulare tantum : "I ya du courrier qui sont en français."). Un dernier point névralgique au niveau de la syntaxe est à signaler par rapport aux auxiliaires. Dans l'entretien avec S, c'est avoir qui attire l'attention du linguiste, non seulement comme auxiliaire du passé composé ("C't-à-dire là ils ont tombé sur la période où i avait l'âge, je pense."), mais aussi dans certaines collocations peu idiomatiques ("Mon père travaillait à Roumani. Donc euh … j'ai eu ma … j'ai eu ma naissance là-bas, ouais.").

D'après la locutrice S elle-même, la particularité de son français se situe principalement au niveau du discours : "Dans le discours on sent l'arabité." Nous sommes dans l'impossibilité de confirmer ou d'infirmer ce jugement. En revanche, ce qui est caractéristique de son discours, c'est la juxtaposition de différents niveaux de style. Ainsi, la suppression du pronom personnel est non seulement courant en français hexagonal en situation informelle, mais aussi dans toutes les variétés françaises au Maroc, même dans la plus haute (S : "Passe lundi mardi mercredi à El Jadida"). Il est surprenant de rencontrer dans le même discours des constructions idiomatiques soutenues comme "j'ai obtenu ma licence" où l'on s'attendrait à des verbes marquant un niveau de langue plus neutre (avoir, faire). De tels mélanges, voire ruptures de style sont tout-à-fait caractéristiques dans le français écrit de jeunes Marocaines, comme le signale Gleßgen (1997), et il est important de constater que l'oral, même au niveau du standard exogène, présente la même particularité.




PhiN 41/2007: 8


De plus, il faut signaler que cette variété de standard endogène n'est aucunement à identifier avec le "français élitaire, qui occupe le plus haut pôle du continuum", et qui serait réalisée par "un petit groupe social urbain, constitué essentiellement de hauts cadres", une "langue épurée, exclusive de tout particularisme, d'un français 'bon usage', plus que conforme à la norme exogène", contrairement à ce qu'affirme Benzakour (2001: 77). Non seulement S n'est pas cadre supérieur, mais même ceux qui entretiennent des relations professionnelles très proches avec la France et le monde francophone ne respectent pas à tous égards la norme prescriptive identifiable au "bon usage", comme nous avons pu le constater au cours de nos échanges avec des membres du groupe en question. Comme on pouvait s'y attendre, un champ particulièrement sensible est la phraséologie, où l'on rencontre assez fréquemment des transgressions de la fixité de phrasèmes, sans que la compréhension soit atteinte pour autant (exemple : travailler à l'arrache-pied au lieu de d'arrache-pied).

2.4 Une dernière particularité située au niveau du discours concerne, chez S, l'irruption soudaine de l'anglais :

FJ : D'accord. Eh, vous êtes la sœur de H ?

S : Yes. Eh oui, oui.

Ce lapsus, qui arrive à S à plusieurs reprises, même si elle s'auto-corrige immédiatement, est peut-être révélateur : n'est-ce pas un indice de la classification tacite opérée par cette locutrice : ? Le français serait-il, après tout, en effet à ranger dans le groupe des langues étrangères au Maroc, même si c'était la première ? Effectivement, pour cette locutrice, comme pour tout un groupe de locuteurs notamment féminins, la question d'un éventuel enjeu identitaire ne se pose pas. Contrairement aux débats souvent polémiques menés depuis des années autour de la situation du contact linguistique au Maroc, la question sur le rôle du français et son éventuel potentiel identitaire explosif au Maroc est dédramatisée et vue sous un angle principalement instrumental :

S : C'est pas le fait de parler arabə pour être un vrai-ai-ai, un Marocain ou un vrai musulman. I ya d'autres critères. Oui.

FJ : Ah, donc c'est pas le fait de parler arabe d'être un bon …

S : On dit, euh : Je suis Marocain, ou je suis un Arabe, ou je suis un musulman. Beh, i fauaut … une éducation, il faut une éducation musulmane, il faut beaucoup d'choses. Beh, je suis sûre que la plupart des beurettes qui sont Mar…, euh, en France ou à l…, en Allemagne ou en Italie, euh, ils font pas leur prière, ils font pas leur Ramadan, ils font pas […]

FJ : Donc c'est ça le distinguo. Le fait de respecter les, les règles …

S :                                                                                                            Les règles

FJ :                                                                                                                         de la tradition. Et pas le fait de parler telle ou telle langue.

S : wa'la. Párler toutes les languəs, c'est pas, c'est pas ça qui va nous dirə … Par exemple, vous, vous pourrez, vous vous, vous póúvez pa-arler arabə, mais on va pas dire que vous êtes Arabə. On sait que vous êtes un Européen, mais vous parlez l'arabe. Moi je suis Marocaine, musulmanə, Arabə, je parle français, mais je suis pas une Française. Je ne, je fais que parler fʀã'sɛɪ . Mais je n'ai au…, aucun contact avec les Français. Je ne fais pas leur religion. Je ne fais pas beaucoup de choses. Donc je fais que párler leur 'lãŋgə , que j'ai eu une éducation et, et vu que mes étudəs sont français. J'utilisə le français pour les, l..la scolarisation, et c'est tout.




PhiN 41/2007: 9


FJ : Donc, le français c'est l'emballage, et le contenu, ça reste …

S : Ça reste arabe musulmane marocaine. Oui-ç.

Il est cependant à noter que les locuteurs ne partagent pas tous cette représentation. Il apparaît que les hommes interviewés affichent une tendance plus conservatrice que les femmes. Pour ceux-ci, l'enjeu identitaire des langues en présence a tendance à jouer un rôle plus important. Tout se présente comme si les jeunes femmes, ayant plus à gagner que les hommes qui, eux, bénéficient encore de plus de privilèges liés à la tradition, étaient un moteur plus énergique de l'orientation occidentale, et les enjeux idéologiques par rapport à la dynamique de l'évolution sociale et culturelle semblent se répercuter de cette manière au niveau des représentations linguistiques. Les réponses du jeune locuteur A (32 ans en juillet 2001) reproduites ci-dessous sont caractéristiques à cette égard, même s'il existe de jeunes femmes qui partagent ce point de vue (c'est le cas le F, 26 ans en août 2001). En revanche, aucun homme ne s'est révélé être partisan des attitudes exprimées par la locutrice S (même son beau-frère O, le plus francophile de tous, ne recule pas devant le terme, assez cynique dans ce contexte, d' "aliénation linguistique").

FJ : Quelqu'un qui parle tout le temps, un Marocain qui parle tout le temps en français. Tout le temps. Est-ce qu'il peut être un bon musulman ?

A : Non.

FJ : Ah. D'accord. Est-ce qu'on peut se sentir profondément Arabe ou Marocain tout en parlant tout le temps en français ?

A : Non.

Il est à noter que la représentation linguistique foncièrement instrumentale (par rapport à la carrière) s'inscrit dans un discours qui, malgré l'évolution socio-économique dont découlent des problèmes d'insertion socio-professionnelle de nombreux jeunes diplômés (cf. Jablonka 2007b), a la vie dure : la langue française serait porteuse de prestige car elle ouvrirait la voie à des positions sociales prestigieuses. Des locuteurs comme O et N (32 ans en juillet 2001), pour qui le fait de parler français marque "la klaːs", confirment la perception de Benzakour/Gaadi/ Queffélec (2000: 78−79) : "dans l'imaginaire collectif, la francophonie est perçue essentiellement comme le bien de la classe sociale dirigeante" ; plus loin (Benzakour/Gaadi/ Queffélec 2000: 102), les mêmes auteurs parlent de "langue des privilégiés" et de "snobisme", ce qui reflète, en effet, des idées maintes fois exprimées dans notre corpus. A cet égard, le nom donné par le locuteur J au français "bien parlé" au Maroc (c'est-à-dire au standard endogène) est révélateur : "français bien bi'je", bi'je étant une dérivation par aphérèse5 de habillé (et non pas, d'ailleurs, une déformation de payé ou de billet, comme nous le croyions précédemment, bien que ces chaînes associatives ne soient sans doute pas complètement injustifiées …). En d'autre termes : qui parle français aurait accès à des positions sociales – et donc financières – avantageuses, ce qui se refléterait dans l'apparence extérieure, notamment dans la tenue vestimentaire ; comme le dit Grandguillaume (1983: 121) – ici par rapport à l'Algérie, mais le problème se fait sentir dans tout le Maghreb), "parler français, c'est mettre une robe de chez Dior !" Cette représentation fermement ancrée dans l'imaginaire symbolico-linguistique est transférée par voie métonymique du locuteur à la langue et devient source de motivation de la nomenclature de ce locuteur. Nous avons eu l'occasion de vérifier que "bien bi'je" se réfère à la langue (à savoir à la variété du standard exogène) et non (seulement) au(x) locuteur(s) :




PhiN 41/2007: 10


J : […] Bien bi'je.

FJ : Ah. Les gens ou la langue ?

J : La langue.

Il apparaît que le prestige du français au Maroc, notamment du standard endogène, est, en dernière analyse, en tout cas en grande partie, la conséquence de l'importance de sa fonction instrumentale sur le plan économique et professionnel. Il découle du statut socio-économique que, dans l'imaginaire (quasiment) collectif, ce groupe de locuteurs est toujours réputé détenir, ce qui donne lieu à des jugements où les dimensions esthétiques et éthiques tendent à se confondre. L'amalgame de beau et de bon opéré par le locuteur J n'est sans doute pas seulement le résultat de la restructuration phonologique du système vocalique dans la variété d'interférence inférieure ; il est aussi symptomatique des structures sémantico-culturelles sous-jacentes, relevant plus de l'inconscient collectif que de jugements conscients. Ceci explique aussi un autre nom que le locuteur J donne au français standard endogène : "français gentil" (car les locuteurs semblent pouvoir se permettre d'afficher une certaine "gentillesse", pour les dites raisons, ce qui donne lieu au transfert métonymique).

En effet, dans une culture ou les paramètres de la surface phénoménologique semblent avoir tendance à primer sur ceux liés à l'essence, tout se passe comme si le jugement éthique était dicté par le prestige esthétique (cf. Jablonka 2005b: 200) : on est "quelqu'un de bien", on est "bon" de caractère (jugement éthique) parce qu'on est "beau" (jugement esthétique), et on est "beau" parce qu'on possède en vertu de sa position et de son status socio-économique. De même, une langue comme le français est "bonne" parce que leurs locuteurs sont "bien" (ou "bons") pour les dites raisons – d'où l'aura sublime de la francophonie au Maroc (et ailleurs). Dans ce contexte, la séquence suivante de l'entretien avec J est révélatrice :

FJ : Qu'est-ce qui est plus beau : le français ou l'arabe ?

J : […] li français c'i, c'est bon. C'i bon le français. Tu connu l'ici bon français ? Il a bien bi'je.


3 Les relations entre les variétés du français : continuités et ruptures

Une question à laquelle il faut donner une réponse est celle par rapport à la relation entre les standards endogène et exogène : dans quelle mesure le français standard endogène est-il indépendant de la variété standard exogène ? La rupture entre ces deux variétés est-elle vraiment plus abrupte qu'entre les autres variétés, comme le font croire les graphiques proposés par Gleßgen (cf. paragraphe 2.1) ? Les données dont nous disposons semblent suggérer plutôt le contraire.

3.1 Premièrement, il faut constater que plus la variété française se rapproche du pôle arabe, moins la norme sociale est contraignante. Ceci est lié au fait que le français est, dans la communication orale quotidienne, en contact avec l'arabe dialectal qui, contrairement à l'arabe standard, est dépourvu d'une norme prescriptive. Dans cette situation de contact, le dialecte arabe lègue, pour ainsi dire, l'élasticité de sa norme sociale, dotée de marges de tolérance élargies, au français. La norme du standard exogène du français fonctionne comme norme d'orientation, comme pôle d'attraction normatif qui empêche les variétés endogènes du français d'être trop attirées, voire absorbées par la force de gravitation du pôle arabe. Les locuteurs interviewés sont de toute évidence généralement conscients de ce mécanisme :

IM (jeune locutrice, 15 ans en décembre 2002) : Ils [les travailleurs émigrés] ne connaît pas parler en français, parce que il n'est jamais entré dans la, dans l'école.




PhiN 41/2007: 11


A : Les gens qui sont … sont immigrés … ils ils vivre pour travailler. Doɳk ils apprend le français d'une façon vulgaire. Pour les les, les Marocains qui vivent au Maroc, elles apprennent le français d'une manièrə correcte.

En réalité, le système scolaire, en tant que garant de la norme prescriptive du français, sert de bouclier contre les interférences arabes et les écarts structuraux dans tous les gradata. Paradoxalement, c'est précisément le caractère réduit des fonctions sociales du français au Maroc qui assure le rendement communicatif du gradatum intermédiaire. Plus une variété a de fonctions communicatives, plus les facteurs d'usage et d'acquisition non guidés qui entrent en ligne de compte sont nombreux, ce qui fait augmenter la probabilité de l'érosion normative, d'autonomisation et de nativisation6 de variétés interlectales, comme on peut l'observer actuellement en Afrique noire. Tant que le système éducatif ne coupe pas le cordon ombilical normatif qui lie le français parlé au Maroc avec le standard exogène, toute tendance à l'autonomisation et à la nativisation du gradatum moyen est réprimée. C'est l'absence d'une référence endogène faisant autorité qui rend l'orientation par rapport à une référence exogène nécessaire. Par conséquent, il est extrêmement improbable à moyen terme que la variété de français en question s'éloignera outre mesure du centre de gravitation de la "galaxie" francophone (pour la métaphore de "galaxie" cf. Chaudenson 1989: 39, pour la discussion par rapport au français au Maroc cf. Jablonka 2007b).

3.2 D'autre part, le système éducatif et scolaire, qui représente l'instance normative décisive, est loin d'être généralisé. Par conséquent, la force contraignante de cette instance est relativement faible, et donc la force d'attraction de la norme exogène n'est pas assez forte pour assurer un degré élevé d'homogénéité et de conformité au modèle de la norme prescriptive, "quasi mythique" (Benzakour 2001: 75). C'est pourquoi nous pouvons donner une réponse négative à la question soulevée par Benzakour (2001: 75) : "Cette variété, qui semble être la plus productive, se constitue-t-elle en norme endogène ?"

En revanche, c'est en grande partie grâce au caractère "quasi mythique" de la norme exogène que de nombreux locuteurs ne reconnaissent pas suffisamment le décalage entre le français standard exogène et le gradatum supérieur endogène. Nous voyons là la clé de la compréhension d'un phénomène assez surprenant, à savoir la perception d'une homogénéité fantôme du français à travers toute la Francophonie. Nous repérons dans les discours de plusieurs informateurs, notamment féminins, cette vision déformée selon laquelle le modèle normatif du français standard endogène se serait imposé à chaque fois. Les séquences suivantes sont représentatives à cet égard :

L : Oui, j-je s..je, le seul chose que je sais, c'est que tout le monde parle, i ya un seul français. C'est avec des, le langage et les, les lettres, c'est pareil, je crois. Est-ce qu'il y a un différend en…, une différence entre le, le français de de, de, de Belgique et le français de la France ? Il y a une différence ? Je crois pas il y a une différence.

FJ : Est-ce que vous avez l'impression que le français change, enfin, c'est le même français au Maroc et en Tunisie et en Algérie ?

N : C'i le même français partout, ch'crois. Même en France.

FJ : Même en France c'est le même français ?

N : Oui. … Oui, mais i ya des, des mots qui se changent mais … Par exemple, il est les Canadiens, 'parθə, leur français est, i ya des mots. […] Mais ici au Maroc, i ya le français franθais.




PhiN 41/2007: 12


Il est également possible de repérer parmi les locuteurs marocains la tendance à séparer le standard hexagonal d'un quelconque ancrage géographique ou territorial, sans tenir compte de la variation régionale du français standard en France même. Cette variété modèle ne dispose désormais que des traits 'officiel' et 'légitime', et ce caractère serait garanti par l'usage public dans les media :

FJ : Quel français te plaît le plus ?

F : Français français. Parlé en France.

FJ : Pas à Montpellier ? Pas à Marseille, quand même ? Ou, j'sais pas.

F: Je l'ai pas déjà, euh, j..j'ai pas déjà raconté7 ces, ces gens. J'peux pas dirə.

FJ : Le français français, parlé en France, en général.

F : Général.

FJ : Alors, tu fais pas de distinction.

F : Dans la télé. A la télé.

La norme endogène française serait donc une norme exogène universelle. Nous identifions une tendance à méconnaître le caractère foncièrement pluricentrique de la langue française en faveur de la représentation d'une langue 'une et indivisible'. Si la rupture entre les standards endogènes et exogènes est gommée dans la perception, nous pouvons suivre dans une certaine mesure l'explication de Benzakour (2001: 79) :

Nourris par l'illusion que la langue française héritée devrait être préservée dans toute son intégrité, des détenteurs de la langue académique classique8 contribuent sciemment ou inconsciemment à maintenir le français au rang de pure langue étrangère, persuadés qu'il n'y a pas d'autre français que celui de la France.

Cette attitude est complètement paradoxale : on reconnaît un seul français pan-francophone, sinon universel, homogène et légitime, identique au français standard hexagonal. Mais hélas, le commun des mortels parmi les locuteurs marocains, qui ne maîtrise pas cette variété idéalisée, peut, certes, participer du prestige de ce "superstandard" français en vertu d'un degré d'acquisition incomplet et de ses discours plus ou moins truffés d'interférences arabes. Mais l'idée d'élever sa propre variété au rang de contre-modèle normatif lui traverserait difficilement l'esprit. Il est toujours à peine concevable de parler un français (potentiellement) légitime autre que celui sanctionné par le "bon usage". Les locuteurs ont donc, malgré tout, tendance à se représenter 'leur' français comme éternellement illégitime, ce qui explique un degré considérable d'insécurité linguistique. Le français étant transmis sous forme de discipline scolaire, le locuteur se voit en permanence menacé par le rôle du 'cancre'. L'insécurité linguistique de fond s'explique par la conscience que tout acte de parole semble critiquable du point de vue normatif par un 'vrai' francophone, par un francophone natif faisant autorité.

L'émergence de nouvelles normes endogènes stables et explicites, avec des particularités lexicales et syntaxiques prévisibles, fait défaut. Et nous rencontrons un autre paradoxe : des phénomènes parallèles peuvent se manifester sous des formes fort variables, mais un certain degré de stabilité est assuré par la tentative de recourir à la norme exogène, transmise par l'enseignement. Les contraintes communicatives sont grosso modo les mêmes pour les locuteurs apprenant le français – et les locuteurs marocains sont tous, dans une certaine mesure, en situation d'acquisition permanente non guidée et informelle. De plus, de nombreux enseignants et journalistes maghrébins, et même des écrivains et speakers de radio n'emploient pas le standard exogène, ce qui fait qu'ils sont à l'origine de l'émergence d'une proto-norme endogène. Nous reconnaissons en ceci l'une des principales raisons de l'émergence, encore faible, d'une tendance contraire à celle qui est toujours dominante : il n'est indéniablement pas réaliste de vouloir atteindre à tout prix un français standard exogène, qui s'avère, en outre, inadapté au contexte socioculturel et sociohistorique marocain. L'histoire de tous les contacts, publics ou privés, dans leur ensemble a un impact sur la compétence des apprenants.




PhiN 41/2007: 13



4 La partie inférieure de la zone de contact

4.1 La partie inférieure de la zone française est représentée par une variété très instable, caractérisée d'une part par de nombreuses interférences de l'arabe dialectal, et d'autre part par un inventaire de savoir linguistique rudimentaire. Les locuteurs sont contraints à l'improvisation spontanée. Comme les règles font défaut dans le savoir linguistique, les locuteurs sont amenés à en créer ad hoc, et il n'est, bien sûr, pas surprenant qu'ils soient guidés en ceci en grande partie (mais pas exclusivement) par le seul savoir linguistique fiable dont ils disposent : par celui de leur L1, l'arabe dialectal marocain. Il est intéressant que la locutrice H propose le nom charabía comme qualificatif de cette variété, mais qu'elle rejette ma suggestion de ʃ'ara'bijːa, sans doute pour signaler que l'arabe n'est pas le seul responsable du caractère 'défectif' de la variété de français en question. C'est sans doute ce caractère d'improvisation ad hoc qui a motivé la dénomination de "français comme ci comme ça" (ou bien "couci comme ça") que le locuteur J a donné à 'son' français. Toutefois, cette compétence en français, même très modeste ("wɛ'luː", 'rien'), n'est pas étrangère à l'image identitaire, à "la face" du locuteur (pour la gestion de la "face" ou bien facing cf. Goffman 1973: 23), même si cela se joue moins au niveau de l'identité culturelle que sur le plan de l'image (dans certains cas complètement fantaisiste) qu'on a ou qu'on aimerait donner de son status social ; cela peut être, de ce fait, source de dignité (cf. Jablonka 2007a) :

J : Mon français wɛ'luː ; mon français li párler français, ça y'est.

J : 'silsi9 un, le párler le français, moi aussi.

Benzakour (2001: 77) a baptisé cette variété "français élémentaire", acquis en situation informelle par des personnes non ou faiblement scolarisées. Toutefois, il faut constater que j'ai rarement rencontré en milieu urbain un locuteur marocain purement monolingue sans la moindre connaissance du français. Plus d'une fois j'ai été surpris lorsque des locuteurs considérés comme de purs arabophones ont soudain été capables de produire quelques bribes de français pour débloquer une situation d'incompréhension mutuelle. Visiblement, la pression de besoins de communication peut mobiliser des éléments de compétence virtuels habituellement réprimés. Ceci s'explique par l'exposition des locuteurs même populaires à une sorte de 'contact linguistique latent'. Que ce soit par l'environnement signalétique, par les mass media ou des locuteurs mieux scolarisés, le français est toujours virtuellement présent.

De ce fait, le nom donné à cette variété française inférieure par un chauffeur de taxi : "français pour dépanner", semble absolument justifié. En même temps, la variété d'arabe de l'enquêteur a été qualifiée par ce locuteur d' "arabe pour dépanner", ce qui est révélateur : les compétences langagières ne permettent l'usage de ces variétés que comme dernier recours, afin de satisfaire des besoins de communication basiques et immédiats, notamment référentiels (mais pas exclusivement, la dimension relationnelle de "la face" étant toujours en jeu, même si elle n'est pas explicitement actualisée).

4.2 Voici quelques traits typiques de la variété inférieure du français marocain, tels qu'ils apparaissent dans le discours du locuteur J :




PhiN 41/2007: 14


La relative est un point névralgique dans la presque totalité des entretiens, mais elle n'apparaît dans aucune autre variété avec la conjonction arabe li : "Tu connais li s'appelle Sony ?" Comme li peut également remplacer l'article ou le pronom personnel les ("li gens", ainsi que dans l'exemple précédent de J, "li (= le) párler français"), cet élément peut fonctionner comme amalgame des deux éléments : "Je ne pas compris le françí li zens párler avec moi."

Nous constatons une prolifération des formes verbales. Ainsi, les formes suivantes peuvent toutes servir de formes conjuguées du verbe parler au présent au singulier et à la 3ème personne du pluriel, l'accent étant très variable : par(l) , par(l)e , par(l)ɛ , par(l)ə.

Une structure extrêmement figée, presque stéréotypée est à signaler, à savoir l'usage cataphorique redondant du pronom du COD. Voici quelques exemples :

Tu connais, euh, le connais lo français comblet ?

Tu as le connais le français écrire pour párler.

Tu 'kɔnte, tu le 'konte l..l'argent.

J'ai le connais le tilə'fon .

Tu le pa'je autre travail.

Et le mange les, les médicaments.

En général, on peut considérer le discours formulé dans ce gradatum comme stéréotypé. Un phénomène caractéristique est la question, presque systématiquement hors de propos, du type "Tu (le) connais X ?" Voici une liste d'occurrences :

ɔn arabe, tu connais ɔn arabe ?

Tu connais bien écrire, bien écrire en arabe ?

Tu connais le prison ?

Tu connais párler le français tyt seul ?

Tu le connais le ʒor'ne ?

4.3 La variété inférieure du français marocain n'est en aucun cas à identifier avec un arabe dialectal avec de nombreuses variétés françaises ni avec une hypothétique 'variété de switching'. Cette impression peut être provoquée par la forte oscillation des variétés endogènes en présence, non seulement des gradata 'bas de gamme'. Si Stehl (1992: 121) parle d'une "statique oscillatoire", le terme d' "équilibre dynamique" (Gleßgen 1997: 29) n'est pas moins approprié aux phénomènes que nous rencontrons au Maroc. Ce qui est à l'origine de la perception (trompeuse) d'hétérogénéité à l'intérieur d'un même gradatum, c'est le manque de stabilité. Ce n'est qu'à la surface que les phénomènes ont tendance à se ressembler ; en revanche, la mise en place de nouvelles règles fixes et stabilisées, avec des grammaticalisations et lexicalisations claires et identifiables, reste faible, car le français manque de potentiel identitaire pour assurer une cohésion sociale apte à constituer un groupe de locuteurs bien démarqué. Les normes exogènes du français sont dissoutes sans être remplacées par de nouvelles normes endogènes (cf. aussi Gleßgen 1996: 53, 2000: 225). Il s'avère donc que la force explanatoire du principe de la constitution de gradata formulé par Stehl, valable dans des situations de contact vertical convergent entre langue standard et dialecte, permet – mutatis mutandis – également d'élucider les processus homologues de dynamique linguistique au Maroc :




PhiN 41/2007: 15


De la nature des techniques individuelles de traduction de la L1 vers la L2 (et respectivement de la L2 vers la L1, F.J.) résulte que la stabilisation du gradatum est matériellement atteint sous forme de différentes normes individuelles (techniques d'interférences) avec des constellations d'interférences différentes d'un locuteur à l'autre, en fonction du niveau du savoir technique de la L2 (respectivement de la L1). Les communautés linguistiques conçoivent la norme sociale (technique de variation) implicitement comme équilibre statistique entre de nombreuses techniques d'interférence individuelles (normes individuelles), ce qui représente une preuve infaillible de la reconnaissance collective de schémas (pattern recognition) de langues fonctionnelles, phénomène constitutif des nomenclatures que les locuteurs attribuent aux gradata. (Traduit de Stehl 1992: 121)

De ce point de vue, il convient de souligner que malgré toutes sortes de brouillage, interférence et mélange, la ligne de démarcation entre les variétés françaises d'une part et arabes d'autre part reste intacte : les locuteurs sont foncièrement d'accord en ceci qu'il n'existe pas de 'zone grise' où les deux langues historiques se fondraient l'une dans l'autre :

FJ : Et est-ce qu'on peut toujours dire: 'Ça c'est encore de l'arabe, et ça c'est déjà du français' ? Ou est-ce que des fois, on ne sait pas : Est-ce que c'est de l'arabe ? Est-ce que c'est du français ?

[…]

M (sœur cadette de J, 28 ans en août 2001 ) : Bien sûr, c'est, c'est le français. C'est clair. Et l'arabe c'est clair.

FJ : Ah. Donc, jamais des cas de doute : Est-ce que c'est du français …

M :                                                                                                     Non non. L'arabe c'est clair, et le français c'est clair.

FJ : Moi, l'autre jour, quand j'ai parlé avec J, qui parle, enfin, un peu français, moi un peu arabe, peut-être moins arabe que lui le français, j'sais pas, non ?, j'avais l'impression d'un glissement, qu'il y a un passage de l'arabe au français, et je n'arrivais plus à identifier : c'était de l'arabe ou du français ?

F :                                                   Oui oui. … Ah, non.

FJ : Ça t'arrive pas ?

F : Ça m'arrive pas, non.

Si les locuteurs savent à chaque point du discours quelle variété est actuellement en usage et si elle est arabe ou française, une quelconque 'variété de switching' est à exclure, même si les locuteurs ne reculent pas devant une nomenclature qui laisse transparaître l'hybridité : le locuteur D (32 ans en juillet 2001) affirme parler "mélange" : "Presque tous les Marocains, ils parlent mé…, mélange. Ils mélanchent. Un mélange, c'est normal. On est habitué à ça." De même, F parle, dit-elle, "franco-arabe" avec ses proches. Selon Kabatek (2000), les locuteurs sont à même de nommer des techniques stables indépendamment du niveau où elles interviennent, qu'elles se situent au niveau de la parole (code-switching comme alternance de variétés appartenant à des langues historiques à déterminer sans ambiguïté) ou de la langue / du système (interférence intégrée ou en voie d'intégration dans une variété / langue fonctionnelle, grammaticalisation, lexicalisation etc.). Sans exclure l'alternance codique, les explications de F sur le "franco-arabe" = "arabe marocain", par opposition à l' "arabe traditionnel", sont de nature à nous convaincre qu'il s'agit d'une variété d'interférence appartenant au champ de gravitation arabe, variété qu'elle utilise avec ses proches ayant des compétences approfondies en français et qu'elle évite vis-à-vis de locuteurs dont la compétence en français est jugée trop faible. Ceci donne naissance à deux variétés distinctes d'arabe dialectal avec des fonctions de communication différentes :




PhiN 41/2007: 16


FJ : Et quand il s'agit de sujets, disons, personnels, de famille, ça c'est …

F : Non, des trucs comme ça, un mot d'ici, un mot de là. 'tit peu. Mais … français couramment, i ya, i ya que le français, non. […] ɔn est des Arabes.

FJ : Ah. Alors, il y a des moments où vous mélangez, c'est ça ?

F : Bien sûr, un p'tit, un p'tit, un p'tit mot, de celle-là et […]. On mélange.

FJ : Ah. Et il y a des moments où vous parlez du français …

F :                                                                                           Couramment.

FJ :                                                                                                             sans arabe ?

F : Sans arabe ? Non. Non.

FJ : Jamais ?

F : Jamais.

FJ : Ah. Donc, c'est une question du degré du mélange ?

F : Oui.

FJ : Ah, oui. Est-ce qu'on peut toujours dire : ceci est de l'arabe et ceci est du français, ou des fois tu sais pas si c'est encore de l'arabe ou si c'est déjà du français ? […]

F : Oui, bien sûr, non, ɔn est sûr. De l'arabe et le français, on sait qu'on, qu'on mélanche.

FJ : Oui. D'accord, mais la langue que vous parlez, quand vous mélangez, alors, est-ce …

F : Non, spontanément kɛt, spontanément on parle un p'tit p…, quand on parle en arabe, ça arrive que, qu'un mot sortə spontanément en français.

F : Mes amis, on mélange. Avec les amis on mélange.

FJ : Et avec ta mère tu mélanges pas ?

F : Non. Parce qu'elle ne sait pas le ..français, elle peut pas … parler avec quelqu'un qui s..sait pas l..la laɳk .

FJ : Donc, tu mélanges seulement avec les gens qui …

F :                                                                                   les gens qui savent le, le français, bien sûr.

FJ : Ah. Et comment ça se fait que tu parles pas directement français ou pas purement arabe ?

F : Parce que je me contrôle. […] Voilà, voici lll'homme ou bien les gens k..que je vais, que je dois parler avecə, avec eux, seulement le français, ou bien on mélangə, vous, i, des autres gens qu'on doit parler avec eux l'arabe traditionnel, l'arabe marocain […]

FJ : Donc, l'arabe marocain tradit..enfin, pur, c'est l'arabe traditionnel.

F : Hm. [affirmatif]

F : C'est comme ça que tu l'appellerais. Et l'arabe mélangé ?

F : Mélangé, c'est l'arabe marocain.

Quant à l'émergence de la variété d'interférence appartenant au champ arabe, nous pouvons en avancer une raison liée à la variation diatopique de l'arabe dialectal marocain, variation qui est, de plus, dans une certaine mesure stigmatisée comme rurale. Les interférences françaises ont partiellement pour but de compenser cette variation dans un contexte de mobilité horizontale accrue en milieu urbain, ce qui donne lieu à une technique d'interférence auprès du groupe de locuteurs scolarisés qui présuppose un certain degré d'élasticité. Néanmoins, cette technique se révèle en même temps être suffisamment stable pour donner à son tour naissance à une technique de variation diatopique (fortement marquée comme urbaine). L'entretien avec la locutrice N est très informatif à cet égard :




PhiN 41/2007: 17


N : Euh, ici à Rabat, euh, le, notre euh, notre [langue] marocaine avant de, c'est pas comme El Jadida, c'est pas comme Casa, c'est pas comme, vous connaissez, c'est différent. Moi, je dis des fois des mots en arabe qui, euh, qui fait rire. Par exemple, i'θi i dis : Ah, on, nous on dit pas ça. Alors, pour éviter ça, moi je les diz en français.

FJ : Ça veut dire que c'est démodé, ou c'est rural ?

N : Peut-être il dit, ils dis que, que ch'connais pas ça. Ça fait rire, ça. On n'dit pas ça. Non, ça se dit pas. Vous woyez ? Euh, ça, ça fait rire. Voilà. Moi, je les évite, je les ai dits en, les ai dits en français.

N : I savent que je viens d'El Jadida, […] pour eux c'est, c'est pas la ville, c'est, mais, euh, pour ne pas, 'paskə ça m'arrive des fois quand, euh, même pour a…, avec mon fiancé, je dis des..te..des, des mots et les, il rigole et elle rit, i m'dit : Va, nous on n'dit pas ça. Faut pas le dire. Vous voyez ? Et pour éviter-le des fois j..je cherche le mot exact, quand je troufe pas je dis en français.


5 Conclusion

Nous pouvons conclure que, malgré quelques parallèles avec des processus de créolisation, le modèle du continuum créole n'est certainement pas approprié à la situation sociolinguistique du Maroc. Au contraire, nous voyons une marginalité progressive en fonction du caractère progressivement 'défectif' de variétés échelonnées, évoluant sur des 'orbites' de plus en plus "périphériques" (cf. pour le terme "français périphérique" dans le contexte marocain en effet Benzakour 2001: 84), sans pour autant être éjectées de la "galaxie" francophone. Aucune tendance à la nativisation ou à l'autonomisation n'est à constater, sauf éventuellement par rapport aux technolectes populaires stabilisés ou en voie de stabilisation (Messaoudi 2003b: 174 ss.), variétés qui portent, dans la perception des locuteurs, le label arabe, comme le montre Messaoudi (2003b: 174 ss.) très clairement par rapport au code le la route (pour la discussion cf. le compte-rendu de Jablonka 2005a).

Pour la représentation graphique du contact vertical bipolaire entre le français standard et l'arabe dialectal marocain avec les variétés interlectales émergentes nous proposons le schéma suivant:10

Si nous souhaitons parler d'un continuum dans le contexte marocain de contact linguistique, il faut se rendre compte qu'il s'agit d'un continuum discontinu, c'est-à-dire échelonné de variétés discrètes perçues comme des prototypes positifs et négatifs, car "dans les langues comme dans le contact de langues la continuité est une continuité de ruptures et la rupture est une rupture de continuités". (Stehl 1988: 33)


Références bibliographiques

Benzakour, Fouzia (2000): "Le français au Maroc. Faits d'appropriation : la néologie lexicale par emprunt", in : Dumont, Pierre / Christine Santodomingo (éds), La coexistence des langues dans l'espace francophone, approche macrosociolinguistique. Deuxièmes Journées scientifiques du Réseau de l'AUF Sociolinguistique et dynamique des langues, Rabat, 25−28 septembre 1998. Montréal, Paris, 359−366.




PhiN 41/2007: 18


Benzakour, Fouzia (2001): "Français de référence et français en usage au Maroc. Une adéquation illusoire : l'exemple de l'écart lexical", in : Francard, Michel / Geneviève Geron / Régine Wilmet (éds.), Le français de référence. Constructions et appropriations d'un concept. Actes du colloque de Louvain-la-Neuve, 3−5 novembre 1999. Vol. 2 : Cahiers de l'Institut de Linguistique de Louvain 27,1−2, 75−87.

Benzakour, Fouzia / Driss Gaadi / Ambroise Queffélec (2000): Le français au Maroc. Lexique et contact de langues. Bruxelles.

Chaudenson, Robert (1989): Créoles et enseignement du français, Paris.

Bickerton, Derek (1975): Dynamics of a Creole System. Cambridge (USA) : Cambridge University Press.

Boukous, Ahmed (1995): Société, langues et cultures au Maroc. Enjeux symboliques. Rabat.

Bröking, Adrian (2002): Sprachdynamik in Galizien. Untersuchungen zur sprachlichen Variation in Spaniens Nordwesten. Tübingen.

Gleßgen, Martin-Dietrich (1996): "Das Französische im Maghreb : Bilanz und Perspektiven der Forschung", Romanistisches Jahrbuch 47, 28−63.

Gleßgen, Martin-Dietrich (1997): "Spielarten des Sprachwandels : Französische Leserbriefe aus Marokko als sprachwissenschaftliche Quelle", in : Zeitschrift für französische Sprache und Literatur CVII,1, 2−35.

Gleßgen, Martin-Dietrich (2000): "Französisch in der maghrebinischen Literatur – Driss Chraïbi : Une enquête au pays", in : Dahmen, Wolfgang / Günter Holtus / Johannes Kramer / Michael Metzeltin / Wolfgang Schweickardt / Otto Winkelmann (éds.), Schreiben in einer anderen Sprache. Zur Internationalität romanischer Sprachen und Literaturen. Romanistisches Kolloquium XIII. Tübingen, 221−258.

Goffman, Erving (1973): La mise en scène de la vie quotidienne. Paris.

Grandguillaume, Gilbert (1983): Arabisation et politique linguistique au Maghreb. Paris.

Hartung, Wolfdietrich / Helmut Schönfeld (éds.) (1981): Kommunikation und Sprachvariation. Berlin.

Holenstein, Elmar (1980): "Sprachliche Kontinua sind anisotrop und skaliert", in : Brettschneider, Gunter / Christian Lehmann (éds.), Wege zur Universalienforschung. Sprachwissenschaftliche Beiträge zum 60. Geburtstag von Hansjakob Seiler. Tübingen, 504−508.

Jablonka, Frank (1997): Frankophonie als Mythos. Variationslinguistische Untersuchungen zum Französischen und Italienischen im Aosta-Tal. Wilhelmsfeld.

Jablonka, Frank (2004): Compte rendu : Queffélec, Ambroise / Yacine Derradji / Valéry Debov / Dalila Smaali-Dekdouk / Yasmina Cherrad-Benchefra, Le français en Algérie. Lexique et dynamique des langues. Bruxelles : Duculot, 2002, 590 pages. Revue de Linguistique Romane 68,269−270, 276−280.




PhiN 41/2007: 19


Jablonka, Frank (2005a): Compte rendu : Messaoudi, Leila, Etudes sociolinguistiques. Rabat : Ed. OKAD, 2003, 248 pages. Revue de Linguistique Romane 69,273−274, 274−278.

Jablonka, Frank (2005b): "Inwieweit ist auf die Informanten Verlass ? Facing, acts of identity und Desinformation bei marokkanischen Sprechern", in : Erfurt, Jürgen (éd.), Migration – Hybridität – kulturelle Artikulation. Multikulturelle Diskurse in francophonen Räumen. Berne, Francfort-sur-le-Main etc., 187−202.

Jablonka, Frank (2005c): "« Il faut faire un effort » : un topos métalinguistique marocain", in : Messaoudi, Leila (éd.), Aspects de la culture orale au Maroc. Rabat , 173−188.

Jablonka (2007a): "Implication du chercheur et politique linguistique familiale au Maroc", in : Léglise, Isabelle / Canut, Emmanuelle / Desmet, Isabelle / Garric, Nathalie (éds.), Applications et implications en Sciences du langage. Paris, 63−74.

Jablonka (2007b): "Mobilité sociale et contact linguistique au Maroc : un cas de créolisation tardive ?", in : Zeitschrift für Romanische Philologie 123/1, 69–89.

Jablonka, Frank (à paraître): "Un cas de francophonie nord-africaine : à quoi sert le français au Maroc ?", in : Bearth, Thomas / M. Chenou / L. Coray-Dapretto / K. Geitlinger / W. Möhlig (éds.), African Languages in Global Society / Les langues africaines à l'heure de la mondialisation. Cologne, 205−214.

Kabatek, Johannes (2000): "La variation linguistique dans le domaine des langues romanes : théorie et réalité empirique", in : Englebert, Annick / Michel Pierrard / Laurence Rosier / Dan van Raemdonck (éds.), Actes du XVIIe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romanes, Bruxelles, 23−29 juillet 1998. Vol. III : Vivacité et diversité de la variation linguistique. Tübingen, 215−224.

Mattheier, Klaus J. (1983): "Sprachlage und sprachliches Kontinuum. Auswertung des Tonbandtests zur Sprachlagen-Differenzierung", in : Hufschmidt, Jochen / Eva Klein / Klaus J. Mattheier / Heinrich Mickartz (éds.), Sprachverhalten in ländlichen Gemeinden. Dialekt und Standardsprache im Sprecherurteil. Forschungsbericht Erp-Projekt. Vol. III, Berlin, 226−264.

Messaoudi, Leila (1999): "Sociolinguistique appliquée. De l'hypothèse de la rationalité. (Recherches et perspectives au Maroc)", in : Sciences Humaines et Sociales au Maroc. Thèses et arguments. Rabat, 373−391.

Messaoudi, Leila (2003a): "Parler citadin, parler urbain. Quelles différences ?", in : Bulot, Thierry / Leila Messaoudi (éds.), Sociolinguistique urbaine. Frontières et territoires. Cortil-Wodon, 105−135.

Messaoudi, Leila (2003b): Etudes sociolinguistiques. Rabat.

Stehl, Thomas (1988): "Les concepts de continuum et de gradatum dans la linguistique variationnelle", in : Kremer, Dieter (éd.), Actes du XVIIIe Congrès International de Linguistique et de Philologie Romanes, Université de Trèves 1986. Vol. V : Linguistique pragmatique et linguistique sociolinguistique. Tübingen;, 28−40, 51−54.




PhiN 41/2007: 20

Stehl, Thomas (1992): Funktionale Analyse der sprachlichen Variation. Untersuchungen zur Dynamik von Sprachkontakten in der Galloromania und Italoromania. Paderborn : Thèse de Doctorat d'Etat [manuscrit].

Weydt, Harald / Brigitte Schlieben-Lange (1981): "Wie realistisch sind Variationsgrammatiken ?", in : Logos Semantikos. Studia linguistica in honorem Eugenio Coseriu. Vol. 5 : Schlieben-Lange, Brigitte (éd.), Geschichte und Architektur der Sprachen. Berlin, New York, Madrid, 117−145.

Winkin, Yves (2001): Anthropologie de la communication. De la théorie au terrain. Paris.


Notes

* En raison de la présence dans ce texte de signes phonétiques API codés d'après la norme UTF8 (unicode), la lecture correcte de ce document n'est assurée qu'à partir d'un certain niveau technique. Sur la base d'un système d'exploitation (Operating System) performant à cet égard, nous conseillonsl'utilisation du lecteur Mozilla Firefox (à partir de la version 0.9). Pour nos lecteurs qui n'ont pas accès au matériel nécessaire, nous proposons un fichier PDF de ce document.

1 Il existe désormais des ouvrages en lexicologie différentielle du français pratiqué non seulement au Maroc, mais aussi en Mauritanie, en Tunisie et en Algérie. Les volumes étant tous fabriqués selon le même schéma par l'équipe d'Aix-en-Provence autour de Queffélec, nous renvoyons à notre critique de l'ouvrage consacré au français algérien (Jablonka 2004).

2 Une dénomination très caractéristique est donnée à cette variété par la jeune locutrice SF (15 ans en déc. 2002) dans le cadre de notre enquête : "français moyen" ; une autre locutrice (L, 26 ans en août 2001) s'exprime dans le même sens ("moyennement").

3 Signalons toutefois que la variété du wusṭā correspond à celle qui figure chez d'autres auteurs sous le label d' "arabe médian" (cf. Gleßgen 1996: 43). Il s'agirait d'un interlecte situé entre l'arabe standard et l'arabe dialectal. Il s'avère que le statut linguistique de cette variété, soumise à une extrême fluctuation, est très problématique. Pour la discussion cf. Messaoudi (1999).

4 Etant donné que notre recherche est de type qualitatif et non quantitatif, il s'agit, bien entendu, d'une représentativité exemplaire et non pas statistique. Au sens de la perspective anthropologique que nous adoptons, nous nous orientons par rapport à l'analyse "micro-macro" (Winkin 2001: 123 –125), qui permet de considérer "chaque interaction [comme] un rituel de célébration de la société toute entière", et "la communication […] comme performance de la culture". De ce point de vue, tout locuteur, en qualité de membre reconnu, incorpore la société et la (sous-)culture en vertu de son appartenance à celles-ci.

5 L'aphérèse joue un rôle important dans le processus de formation de variétés endogènes du français au Maroc ; cf. Jablonka (2007b).

6 Dans le cas de nativisation, l'acquisition non guidée devient indépendante de l'enseignement scolaire de la norme standard prescriptive, et l'usage linguistique se libère progressivement des contraintes de celle-ci. Le lien entre la variété standard et celle émergeant, endogène, s'efface progressivement. Cette dernière perd de plus en plus son caractère interlectal. C'est, par ailleurs, le méchanisme principal qui a donné naissance aux langues créoles.

7 Scil. : "je n'ai pas encore rencontré".

8 Et même ceux qui ne la détiennent pas, mais à qui a pourtant été inculquée la représentation idéalisée et déhistorisée du français.

9 Forme idiolectale pour 'je sais'.

10 Ce schéma est simplifié car il ne tient pas compte de l'arabe standard. D'une analyse plus fine résulterait éventuellement une différenciation plus complexe des variétés dialectales arabes.