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Morgan Gaulin (Montréal)



Porter, James I. (2000): Nietzsche and the Philology of the Future. Stanford, California: Stanford University Press.



De l’aveu même de l’auteur, cet ouvrage doit son existence d’une lecture dyslexique de l’oeuvre de Friedrich Nietzsche. Sa préoccupation première consiste à mettre à mal la vision dominante de l’histoire de la philosophie selon laquelle Nietzsche aurait abandonné la philologie classique au seul profit de la philosophie et, par le fait même, se serait affranchit d’une pensée pré-critique de nature métaphysique. La discipline des études classiques, loin d’obscurcir les vues de Nietzsche, lui permit plutôt d’élaborer des points de vues originaux sur l’imaginaire moderne. Il se servit de la philologie comme d’un outil d’interprétation de la culture, et ses tout premiers écrits tentent d’établir le rôle exact que peut jouer l’Antiquité au sein du monde moderne. Sont alors visés autant la culture de son époque que la philologie pratiquée par ses contemporains.

Parmi les développements les plus pertinents, se trouve une importante discussion de la valeur critique de la redécouverte par Nietzsche de l’atomisme grec. Il s’agit du second chapitre, intitulé "The Poetry of Atomism and the Fictions of Philology". Ce serait, selon l’auteur, le moment de loin le plus important de la vie intellectuelle du philosophe. Porter fait alors référence à l’essai sur "Les philosophes préplatoniciens"de 1869/70. L’auteur ne discute point, par contre, du terme choisi par Nietzsche, de "préplatonicien", dont il aurait pu tirer parti et s’engage immédiatement dans l’interprétation nietzschéenne de Démocrite. Selon celle-ci, le seul fait d’être capable de voir le monde du point de vue de l’atomisme constitue, selon Nietzsche, un tour de force et un changement radical dans l’ordre de l’être. Le philosophe apprécia, semble-t-il, l’absence de distinctions qu’il trouva chez Démocrite entre l’être et la pensée, entre la science et la vie. La science en question n’est rien d’autre, pour Nietzsche, que la réflexion philosophique et non plus la simple recherche empirique de la physique mécanique. L’atomisme n’offre point, il est vrai, les consolations de la religion et de la mythologie, mais une présentation minimaliste du réel. Il ne nous offre pas, non plus, de soulagement quant à cette réalité, mais une libération du sentiment qui consiste à vouloir être sauvé du réel. Porter met l’accent sur la dureté qu’a pu retrouver Nietzsche au sein de l’atomisme, dureté qu’il attribuait à tout créateur, à toute personne engagée dans la remise en forme du monde. Mais il dira aussi, après avoir insisté sur le caractère réaliste de l’atomisme, qu’il y a en Démocrite un idéaliste, qui croit que la chose en soi demeure inconnaissable et qui est donc en marge de tous les réalismes possibles. Elle est inconnaissable, mais elle existe, pense Démocrite. Si ce dernier est perçu d’abord comme le premier des rationalistes grecs, il est alors aussitôt critiqué pour avoir fondé ce rationalisme sur un idéalisme. Idéalisme qui sert son matérialisme, lui permettant ainsi de mettre en place une théorie de la vérité selon laquelle elle n’est pas transcendantale, mais immanente au monde, comme le vide entourant les atomes qu’il étudie. Ajoutons que l’atomisme requiert seulement une base méthodologique, ce qui a comme conséquence de mettre de côté tout besoin de connaissances certaines. De cette manière, la réflexion issue d’une telle philosophie n’atteint à aucun moment un but fixe et statique qu’elle se proposerait tel que l’idéalisme de Fichte et de Hegel a pu le mettre en scène. Le vide, explique Porter, demeure une catégorie importante de l’oeuvre ultérieure de Nietzsche qui dira, dans Humain, trop humain, que ce vide constitue la négation sémantique de toute ontologie, l’absence suprême de sens (95).




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L’économie de présupposés dont fait preuve l’atomisme de Démocrite sert de toile de fond à l’écrit de 1867/68 à propos de la téléologie post-kantienne. Nietzsche s’y sert de l’atomisme d’une manière tout à fait libre et, parfois, il semble attribuer à Démocrite des choses qu’il n’a pas dites. Suivant une remarque de Friedrich Albert Lange selon laquelle l’ordre et le désordre ne peuvent être observés dans la nature et constituent en vérité des formes de l’expérience, Nietzsche arrive à retrouver les conditions de possibilités de l’existence situées au-delà de sa structure d’apparition. Il s’agit ici d’une idée kantienne, et Nietzsche dit en ce sens qu’il nous est impossible d’avoir une relation véritable avec les choses en et pour soi et que la seule possibilité qui nous est donnée réside en l’appréhension que nous en faisons à partir de leur image dans notre âme. Suivant Kant, Nietzsche postule alors que toutes les propriétés assignées par nous aux choses sont le résultat d’un travail de notre esprit. Mais Porter souligne qu’il s’agit aussi d’une idée qui est contraire à la philosophie kantienne puisque Nietzsche tient à avancer la position suivant laquelle il nous faut alors réfléchir philosophiquement à ce qui peut conditionner les conditions de possibilités kantiennes. Nietzsche voudrait penser la causalité sans dessein puisque ce dernier, pense-t-il, doit toujours être imposé à la nature par la pensée. Nietzsche conclu qu’il nous faut interrompre sans cesse la succession causale pour arriver à la penser, c’est une idée qui avait déjà été avancé par le Schelling de la Naturphilosophie de 1799 et du Système de l’idéalisme transcendantal de 1800. Il en vient donc à critiquer Lange en expliquant contre lui que l’existence, loin d’être rempli de merveilleux, en est plutôt perforée. Nous retrouvons en ce point le vide de Démocrite; cette catégorie située à la limite de ce qui nous est possible de concevoir et qui nous force à admettre que notre objet de recherche nous échappe sans cesse, une des toutes premières figures de l’Indéfini, faut-il ajouter, dont Nietzsche ait parlé.

Ainsi le vide remplace chez Nietzsche la catégorie du sens qui paraît être surajoutée et inventée de toute pièce par les hommes. Vouloir faire du sens de la vie, cela constitue sans aucun doute pour Nietzsche la maladie la plus sérieuse et de loin la plus répandue. Il est vrai, comme l’affirme Porter, que le nom de Nietzsche se confondra peu à peu à celui de Démocrite, son écriture ne le mentionnera désormais plus, mais témoignera d’autant plus de sa présence. Mais il faut ajouter que Nietzsche a voulu se guérir en guérissant les autres; c’est pourquoi il s’est intitulé physiologue de la culture, et lorsqu’il rédigea le Gai savoir, il fit un usage tout à fait original de l’atomisme proposant alors d’en finir avec les idéaux ascétiques dont les hommes se servent afin d’imposer à la vie un sens qu’elle n’a tout simplement pas. La cosmologie démocritéenne n’impose point au cours du monde une direction précise; pour Nietzsche, le monde est sa propre cause, rien de plus, rien de moins. De cette évidence, vint l’idée selon laquelle une chose ou un être n’a qu’à devenir ce qu’il est, nous invitant ainsi à une forme bien particulière de renonciation à laquelle Nietzsche, explique Porter, identifiera les idéaux ascétiques. Nous pourrions en ce point reprocher à l’auteur de ne pas développer suffisamment son interprétation de ces idéaux qu’il semble, en dernier lieu, assimiler au projet démocritéen ce qui, de notre point de vue, demeure contestable. Nietzsche n’a pas voulu restituer ce qu’aurait été la juste et complète théorie atomiste de Démocrite, mais il faut aussi admettre avec l’auteur qu’il ne la trahit pas pour autant. Son travail consiste d’abord à combattre l’histoire de la philosophie qui tenta, à partir de Platon, d’effacer sa dette envers Démocrite et le matérialisme. Plus encore, le nom même de Démocrite représente pour lui l’antithèse la plus puissante de l’idéalisme occidental, idéalisme se construisant en tant que négation du monde matériel mais continuant, hypocritement, à s’en soucier. À cette lâche servitude des métaphysiciens et des théologiens est opposé la figure de Démocrite, que Nietzsche nomme 'le plus libre des hommes.'




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Démocrite fut le théoricien d’une toute première forme de physiologie, à partir de laquelle Nietzsche en vint à discuter de la dimension sensuelle des sons (= das Klangliche) des sons de la langue et qui se trouve pour lui au coeur de la musique, copie de l’essence du monde. Démocrite fut aussi un philosophe du langage, un esthéticien, mais surtout, note Porter, un poète, à propos duquel Nietzsche nous a légué une page de notes mystérieuses au sein de laquelle on y voit à l’oeuvre une tentative de penser les sources physiologiques du langage. Il y mentionne les atomes de la phrase, les corps sonores, animés par des forces inconscientes ayant leur propre physiologie et étant structurées par le rythme, les intervalles et les séquences. Porter, lorsqu’il décrit avec minutie l’approche nietzschéenne de Démocrite, réussi à réactiver l’importance de la philologie de Nietzsche dans le spectre de sa propre philosophie, une philologie lui servant d’instrument de critique de la philosophie. Démocrite fut libre, en effet, parce qu’il su critiquer, comme Nietzsche tenta de le faire à sa suite, le langage de la philosophie. L’ouvrage de James Porter présente une richesse de détails qui est indispensable à tous les exégètes de Nietzsche, mais nous pourrons remettre en question la catégorie de "maladie"qu’impose Nietzsche aux arts du sens et dont Porter ne discute point en nous demandant si elle n’est pas elle-même un sens attribué à ce qui serait plutôt une absence de santé.