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Wiebke Ratschat (Berlin)



Marie-Hélène Prat (1996): Les mots du corps. Un imaginaire lexical dans Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, Genève: Librairie Droz.

Le corps a une grand'part à nostre estre, il y tient un grand rang; ainsin sa structure et composition sont de bien juste consideration.
M o n t a i g n e, E s s a y s (II,17) 1

Longtemps ignoré, c'est au début des années quatre-vingt, sous l'influence dominante du courant sémiotique, que la critique littéraire a enfin découvert le corps humain comme objet de recherche. On s'était rendu compte que l'étude du savoir et de la représentation artistique du corps à un moment donné de l'histoire pouvait, dans une certaine mesure, éclairer la conception des sens et la perception typique de l'époque. Aujourd'hui, le corps range incontestablement parmi les premiers intérêts des lettres et le nombre immense d'ouvrages et de colloques récents portant sur le "corps littéraire" dans ses diverses manifestations à travers les siècles et les genres en livre la preuve. La thèse d'état de Marie-Hélène Prat Les mots du corps. Un imaginaire lexical dans Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné (1995), parue l'année dernière dans une très belle édition chez Droz, s'inscrit exactement dans ce contexte. L'auteur a cependant fait plus que de suivre tout simplement la dernière mode scientifique. Elle a témoigné d'une sensibilité lucide pour des questions controversées en choisissant un sujet comme Les Tragiques albinéennes, œuvre de transition par excellence,2 issue d'un temps de crise où la vision optimiste et idéalisante du monde préconisée par la Renaissance commençait à s'ébranler sous le poids des horreurs des guerres de religion et des incertitudes générales qui dominaient la réalité historique du dernier XVIe siècle. Par "l'étude sémiotique du corps humain" (17) comme il est représenté dans Les Tragiques, Prat fournit des informations indispensables pour la compréhension du regard que le poète pose sur l'homme et le monde et pour pouvoir saisir, par conséquent, l'importance de son œuvre qui découle particulièrement de sa position de seuil.

Depuis le début du XVe siècle, le mouvement humaniste avait mis en valeur la dignité de l'esprit humain en lui accordant la capacité d'évoluer par ses propres moyens et de devenir à la fois témoin et juge de ses actes. L'homme n'était donc plus - comme dans la pensée médiévale - un pèlerin dans le monde. Tout au contraire, il y laissait ineffaçablement son empreinte - par ses actions aussi bien que par sa seule présence - et en était conscient: il devenait individu.3 Cette conscience de soi constamment croissante allait de pair avec une réorientation fondamentale de l'attitude générale envers le corps: à l'encontre du Moyen Age, l'homme renaissant se tournait avec bienveillance et fascination vers son physique qu'il reconnaissait dans sa totalité comme organe de perception et ainsi comme la base principale et unique de sa relation avec le monde extérieur. L'ancienne tradition établissait des correspondances

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micro-/macrocosmiques, des analogies entre les éléments de la création et les différentes parties du corps humain qui devait désormais servir, en tant que reflet des vérités divines, de principe universel d'explication pour toutes les questions existentielles qui hantaient l'individu dans ce monde ici-bas.4 Dans le cadre de l'art - des beaux-arts de même que de la littérature -, la conception positive que l'on avait de l'homme et de son corps se traduisait entre autres par l'aspect idéalisant et stéréotype d'une beauté physique, harmonieusement proportionnée et quasi surréelle, caractéristique pour la grande majorité des représentations artistiques et littéraires d'êtres humains de l'époque.

Quand, dans la deuxième moitié du XVIe siècle, le système de valeurs ptolémaïco-augustinéen tombait en ruine au cours de ce que Arnold Hauser appella la "crise de la Renaissance",5 cet effondrement entraîna aussi une conversion radicale de la conception de l'homme, coïncidant avec un renouvellement de la conscience du corps ainsi que des moyens de l'observer et de le représenter. Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, publiés anonymement en 1616, mais déjà amorcés en 1575, réflètent de manière exemplaire ce changement axiologique et esthétique. Le corps humain y joue un rôle prioritaire: décrit en toutes ses apparences avec une précision extrême qui ne recule pas devant les détails répugnants et le champ lexical du bas corporel, il est, en quelque sorte, le protagoniste-même de l'œuvre. La présence du corps dans l'épopée albinéenne ne se limite cependant pas au descriptions dites réalistes, mais s'étend jusqu'à l'intérieur du langage poétique et de ses figures: "Ces corps, inscrits dans les figures du langage, constituent au fil de l'œuvre une représentation particulière du corps, à la fois inspirée des corps réels que décrit le poème et se développant de manière autonome dans l'espace de l'imagination et du langage" (15). C'est précisément à cet endroit que l'ouvrage de Marie-Hélène Prat prend son point de départ.

Prat s'est proposée comme objectif de travail l'exploration exhaustive de l'imaginaire corporel de d'Aubigné, inscrit dans le langage des Tragiques. Pour atteindre ce but, elle soumet, sous un point de vue historique, à un examen lexical, rhétorique et sémiotique tous les termes qui, dans les sept livres de l'épopée, désignent ou évoquent le corps humain par un emploi figuré. Ainsi, l'auteur insère dans le cadre d'une étude littéraire une analyse du domaine de la sémantique historique. Tentative audacieuse, n'exige-t-elle pas du critique littéraire outre des bonnes connaissances sur le plan de l'histoire en général et de l'histoire de la littérature en particulier aussi un savoir approfondi de la diachronie de la langue française de même que de la linguistique moderne. Prat, pourtant, accomplit cette tâche difficile à la perfection en faisant preuve, tout d'abord, d'une conscience nette des problèmes linguistiques liés à la thématique concernée et en mettant, par la suite, les résultats empiriques de l'étude sémantique au service d'une interprétation plus globale qui tente de déchiffrer la symbolique du corps albinéen dans une perspective historique.

Quant à sa structure, le livre Les mots du corps se divise en trois parties principales dont la disposition suit à grands traits la logique interne de l'imaginaire albinéen par rapport au corps humain. Après avoir donné une introduction assez détaillée où elle justifie le choix du sujet et expose la méthode employée,

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Prat consacre la première partie de son ouvrage à la "construction du corps" (35-159). Le corps imaginaire qui émerge ici des figures tropiques des Tragiques est un "corps en devenir", une "construction" (39) dont l'aspect dynamique est une des caractéristiques fondamentales et qui, paradoxalement, apparaît à la fois organisé et morcelé. Dans une courte digression, Prat montre que cette contradiction apparente, cette dialectique du tout et de ses parties, aussi typique pour l'attitude générale du XVIe siècle envers le corps que pour celle de d'Aubigné, est spécialement influencée par l'intérêt particulier de l'époque pour le domaine médical - surtout pour l'anatomie et la dissection - qui s'associe à l'idée traditionnelle de l'analogie harmonieuse entre corps et univers. Les principaux procédés grammaticaux, rhétoriques et sémantiques qui participent d'une manière considérable à la construction de l'anatomie imaginaire albinéenne sont la métaphore, principe d'animation par excellence, ainsi que la métonymie et la synecdoque, accordant, dans une véritable "esthétique du gros plan" (105), une autonomie progressive aux parties du corps par rapport au tout. Le corps imaginaire que d'Aubigné dessine de cette façon dans Les Tragiques et que Prat retrace pièce par pièce au cours de la première partie de son étude est un corps vivant, d'une apparence extrêmement concrète, montré de très près. Mais avant tout, le corps albinéen est une unité symbolique dont chaque élément est pourvu d'une signification intrinsèque - le plus souvent inscrit dans le cadre d'une allégorie politique - qui forme avec les autres une alliance sémiotique en constituant ainsi l'ensemble.

Après la description de son aspect extérieur, Prat s'adonne dans la deuxième partie du livre, intitulée "Le corps défait" (161-286), exclusivement à l'intérieur du corps humain, aux liquides organiques - les humeurs, les excréments et le sang - et à l'imaginaire de la pathologie. À l'aide d'une étude minutieuse du lexique de la vie organique du corps elle démontre que celui-ci, plus fréquemment encore que les figures du physique, est employé par d'Aubigné dans un contexte politique. Les Tragiques reflètent, par les images aussi bien que par le langage, le portrait d'un organisme malade en état de déliquescence - celui de la France affaiblie par les troubles des guerres de religion -, victime d'une auto-destruction causée par un disfonctionnement intérieur général à.6 Malgré l'absence d'autorités explicitement mentionnées dans le texte, la "clinique allégorique" (237) de d'Aubigné est profondément inspirée du savoir médical de l'époque. Pareil au médecin, le poète saisit le fait pathologique en tant que symptôme qu'il assimile ensuite à une sémiologie en procédant par une démarche herméneutique: "Il ne s'agit pas seulement de donner à l'analyse politique la caution scientifique de la description médicale; il s'agit en identifiant des phénomènes comme pathologiques, de les définir comme signes, d'induire un diagnostic" (285). Pourtant, on ne trouve à l'intérieur des Tragiques ni de médecin ni de thérapeutique pour pallier les maux de la France. Constamment rattachée à la corruption morale et au péché dont elle est le châtiment et l'indice, la maladie est pour d'Aubigné, autrement que pour les humanistes qui la considéraient comme quelque chose de naturel, toujours un phénomène scandaleux, un état malsain, infect et inguérissable qui ne peut être transcendé que par l'effort spirituel d'une aspiration - ardente et permanente - à la redemption et au salut.

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Voici la transition directe à la troisième et dernière partie de l'ouvrage de Marie-Hélène Prat où le corps, construit d'abord et morcelé par la suite, est enfin reconstitué par la force du mouvement (287-356). Prat attire l'attention sur le fait que, dans l'imaginaire albinéen, le mouvement corporel, bien que pourvu d'une connotation positive, n'est point du tout une donnée naturelle qui s'exerce en toute facilité. Il ne peut être conquis, au contraire, qu'en surmontant, par un acte de volonté, des contraintes de tous genres qui s'expriment dans l'épopée notamment par un vocabulaire guerrier. En bougeant, et en franchissant de cette manière ses propres limites, "le corps prend conscience et maîtrise de lui-même, et du monde auquel il s'éprouve" (307): il fait l'expérience de sa propre liberté potentielle. A l'opposé de la contrainte, très réelle dans Les Tragiques, la liberté est d'un ordre purement spirituel et s'associe ainsi à l'utopie du vol ascensionnel dans lequel s'aboliraient la lenteur et la pesanteur terrestre, mouvement idéal accessible qu'au corps spiritualisés. D'après Prat, c'est exactement cette dynamique ascendante d'une perspective redemptrice, animée par la tension des champs lexico-sémantiques du haut et du bas, qui doit être considérée comme le principe organisateur - structurel et sémantique - et le moteur même de l'œuvre de d'Aubigné.

Issus d'une période de crise, Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, par leur structure non moins que par leur langage, reflètent en premier lieu une expérience de seuil. Le franchissement de limites - physiques, sociales, politiques et religieuses - représente par conséquent une sorte de leitmotiv de l'œuvre dont les significations précises ne sont cependant, pour un lecteur moderne, que très difficiles à discerner, si elles ne sont même pas carrément impénétrables. C'est grâce à l'étude méticuleuse de Marie-Hélène Prat, qui démontre la valeur sémiotique que possède le corps humain dans le cadre de toute représentation artistique, qu'il est dorénavant possible d'accéder à l'entité extraordinairement complexe, imprégnée d'un profond sens religieux et politique, qu'est l'imaginaire de d'Aubigné et d'en déchiffrer les signes. Prat a témoigné d'une conscience clairvoyante pour les données du problème en choisissant, en tant que fondement de son travail, un procédé méthodologique parfaitement adapté aux exigences de son sujet. Dans tous les cas, elle part d'abord d'une "analyse des fonctions" (104) du langage poétique dont les résultats lui servent par la suite de support empirique pour ses développements au sujet du corps imaginaire des Tragiques. Ainsi, Prat peut parler de la "pensée albinéenne" et de son rapport avec la situation historique en évitant tout de même de baser son argumentation que sur des suppositions et des hypothèses. Les fruits de cette entreprise sont aussi convaincants que révélateurs. Il n'y a qu'une chose qui manque dans Les mots du corps, sans que cet inconvénient - d'ailleurs le seul - puisse pourtant trop rabaisser la valeur de l'ouvrage. Avec Les Tragiques d'Agrippa d'Aubigné, Prat a choisi une œuvre et un auteur dont la caractéristique principale est la position de seuil au sein d'une époque qui, elle aussi, n'est autre qu'un temps de transition - fait qui est la cause essentielle de l'embarras qu'éprouvent les sciences culturelles devant les œuvres d'art de cette période historique. Prat, par contre, s'abstient presque totalement

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de prendre en considération la question toujours actuelle et irrésolue de la séparation des époques à la fin du XVIe siècle. Il aurait été souhaitable qu'elle mentionne au moins cette problématique, d'autant plus qu'il semble que le changement dans la représentation du corps qu'elle a relevé si minutieusement dans l'œuvre de d'Aubigné puisse élucider le changement axiologique qui domine toute l'époque.


Anmerkungen


1 Montaigne, OEuvres complètes, textes établis par Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris, Gallimard (Pléiade), 1962, p. 622.
2 Cf. André Baïche, La naissance du baroque français. Poésie et image de la Pléiade à Jean de la Ceppède, Publications de l'Université de Toulouse-Le Mirail 1976, p. 327.
3 Voir entre autres: Peter Burke, Die Renaissance in Italien. Sozialgeschichte einer Kultur zwischen Tradition und Erfahrung, Berlin, Wagenbach, 1996, p. 199 et suiv.
4 Voir entre autres: l'homme astronomique des Très riches heures du duc de Berry; Mundini, Anatomia (1529); Geoffroy Tory, Le Champ fleury ou l'art et science de la proportion des lettres (1529); Maurice Scève, Microcosme (1561).
5 Arnold Hauser, Der Ursprung der modernen Kunst und Literatur. Die Entwicklung des Manierismus seit der Krise der Renaissance, München, dtv, 1979, S. 6.
6 Voir H. Weber, L'analogie du corps humain - corps social dans la pensée politique du XVIe siècle (1980), cité d'après Prat, p. 232: "L'image de la maladie causée par l'excès d'une des quatre humeurs est très fréquente dans la littérature politique, surtout à l'époque des guerres de religion".


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