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Simone Luise Artuk (Istanbul)


Jeux de l'être et du paraître dans le monde spéculaire de Georges Rodenbach


Reality and illusion in the specular world of Georges Rodenbach
This article which treats the phenomenon of mirroring in two writings of Georges Rodenbach pursues the intention to show how, in Rodenbach's works, the return to the mirror not only assumes the function to find access to the interior world but permits the escape to an artificial and imaginary world. This escape can be necessary for an ego with the urgent desire to protect himself from a strange and even hostile environment. The attraction which the imaginary world exercises on the 'hero' of Rodenbach's mirror story makes him cover all the walls of his home with mirrors as a substitute for the fearful contact with the real world; the world of the hic et nunc in a timeless, undefined anywhere, an imaginary city within his own four walls.



Introduction

Malgré sa structure simple le miroir n'est pas un objet quelconque, pas seulement "un verre poli et métallisé [...] qui réfléchit les rayons lumineux" (Larousse 1997: s.v. miroir). Ce ne sont pas peu de miroirs qui soient devenus l'objet d'attaques furieuses. Car le rapport que l'homme a développé à cet objet, lui dit quelque chose sur lui-même. Le miroir, dans l'iconographie occidentale, n'est pas exclusivement un symbole de vanité au sens double de futilité et de fatuité, mais symbolise aussi les vertus de la connaissance de soi (veritas et prudentia) (cfr. Biedermann 1989: s.v. miroir).

Comme le masque et le costume le miroir est, au fond, un accessoire maniériste, quelque chose qui ne fournit qu'une image indirecte du monde, une image réfractée des objets. Les sentiments ambivalents qu'il suscite, est, au moins, un des facteurs pour le rapport clivé de l'homme à l'homme: il est comme le cristal clair, transparent, dur et lisse, mais aussi fragile, dit le vrai et le faux (cfr. Hauser 1973: 119).

C'est cette fragilité même qui au-delà la dialectique de l'être et du paraître était une des raisons pour la place prépondérante que le baroque avec ses bals de masque aux salles à glace concédait au miroir, époque où l'on s'est plus qu'autrefois rendu compte de la fragilité de l'existence humaine, de la dialectique de l'être et du paraître. Loin d'être une nouveauté cette dialectique remonte au moins, au plan philosophique, à la distinction ontologique platonique d'a l h q e i a (être, vérité) et de d óx a (apparence).




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Le retour au miroir qui, au fond des choses, signifie la question: qui suis-je?, présuppose le doute sur le propre être: suis-je ce qui je parais être ou ce que je crois être sans l'être en vérité. Est-ce que mon je apparent n'est qu'un masque derrière lequel se cache un autre être? Toute la quête d'Œdipe, figure profondément tragique de Sophocle, qui cherchait à dévoiler le mystère de son origine, est cum grano salis une mise en acte de la dialectique qui se déploie entre son être phénoménal, son apparence, et son être véritable, son être authentique (cfr. Diaz Tejera 1994: 34): Refuser – comme le font Œdipe ou Stiller de Max Frisch – d'être le ceci ou le cela que l'on est ou d'apparaître comme tel ou tel aux yeux des autres, n'aide pas du tout car on devient celui-ci ou celui-là! (cfr. Rosset 1984: 99)

La dernière chance que l'image spéculaire semble donner, à savoir celle de trouver une réponse à la question "Qui suis-je?", mène automatiquement à la déception (cfr. Rosset 1984: 115) parce que l'image reflétée par le miroir n'entretient qu'une relation vague à la personne qui se mire – malgré la jubilation qui, d'après la psychanalyse (cfr. Lacan 1966: 94), est ressentie à l'âge de dix-huit mois. L'image refletée par le miroir ne donne qu'une fausse évidence car, au lieu du corps en tant que tel, il ne montre qu'une surface, qu'un reflet. Le retour obstiné au miroir auquel aboutit, – notamment dans les troubles de dédoublement – la quête du moi, s'explique par l'existence qui est ressentie par quelques-uns, à un très haut degré, comme bien douteuse (cfr. Rosset 1984: 93ss.).

Le plus souvent le miroir sert moins à une représentation véridique de soi-même qu'à une affirmation de soi-même et à la satisfaction lors de sa propre perfection et splendeur. Lorsque le miroir merveilleux ne correspond pas aux désirs et blesse, grièvement le moi narcissique, l'autosuffisance tourne abruptement en rage (cfr. le cas de Blanche-neige).

C'est à cette différence entre son image authentique et son image idéale – l'homme cherche en vain à se dissimuler ce savoir – que remontent les sentiments ambivalents qui, par l'image spéculaire, peuvent être déclenchés dans le spectateur. La coexistence de sentiments tellement opposés que peur et étrangeté d'un côté:

Phantom, du bist nicht meinesgleichen!
Bist nur entschlüpft der Träume Hut
Zu eisen mir das warme Blut (ibid.: v. 7–9)

et intimité d'un autre côté: "Und Liebe muß der Furcht sich einen" (ibid.: v. 38) auxquels le moi poétique dans le poème "Das Spiegelbild" de Droste-Hülshoff (Wiese 1993: 463) se voit exposé lorsqu'il se regarde au miroir, fait entrevoir la proximité à l'inconscient qui se manifeste par la prise de conscience vague de forces mystérieuses, de souffrances et de plaisirs originaires d'une existence étrangère: "Es ist gewiß, du bist nicht Ich, / Ein fremdes Dasein [...]." (ibid.: v. 29–30)




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Que le regard dans le miroir suffise pour voir un fou, cet énoncé de Seneca s'explique par le fait que grâce à sa nature double le miroir comprend visuellement l'être et le paraître, la réalité et l'image reflétée qui dans l'esprit du fou ne se distinguent plus mentalement (cfr. Willeford 1969: 34–35).

Les ambivalences vécues face à l'image idéale qu'on s'est faite de soi-même, touchent la renonciation définitive au moi idéal et la reconnaissance (refusée jusqu'alors) de quelques côtés de soi-même laquelle est, au fond des choses provoquée par le regard au miroir; car l'homme dans son amour-propre n'aime rien voir que son image idéale pour ne pas être blessé dans son narcissisme. Ce n'est donc pas pour rien que tant de miroirs furent brisés: ils ne correspondaient pas aux attentes exorbitantes de leurs propriétaires. Les responsables de ces actes de destruction sont moins leurs déformations que plutôt leur fidélité, leur véridicité même. Car qui peut supporter la vérité, la pure vérité?

L'expérience du jeune Malte devant un miroir de sa maison paternelle fait voir un autre aspect de l'image spéculaire: la circonstance que l'identité humaine, loin d'être constante, garantie pour toujours, peut être ébranlée dans des moments exquis de la vie humaine où nous nous rendons compte du masque que nous portons, masque qui est devenu notre deuxième peau et qui cache de plus en plus notre visage véritable, voire ce qui nous sommes en vérité.

Le regard au miroir ne peut devenir dangereux et bouleversant que pour quelqu'un dont le moi est déjà ébranlé et affaibli, mis en doute par l'appréhension vague de forces qui dépassent sa conscience. Pour le jeune Malte de Rilke le jeu avec des costumes et des masques – emblème d'un moi qui est en train de naître ou de s'écrouler, attribuant à son porteur un être qui n'est pas le sien (cfr. Navratil 1976: 167) – est d'abord amusant, mais plus il gesticule devant le grand miroir de sa maison paternelle, plus l'image spéculaire s'empare de lui et fait éteindre l'existence de son spectateur. L'horreur indicible qu'il éprouve en face de l'image spéculaire de son propre apparition aliénée, étrangère, inconnue est expression de son expérience déconcertante de ne plus être: "dann war nur noch er: es war nichts außer ihm" (Rilke 1973: 102).1 Les grands bals dans les salles à glace baroques prouvent qu'image spéculaire et mascarade ne s'appellent pas seulement l'une l'autre, mais sont, en surplus, infailliblement expression de jeux de rôle et de perte d'identité.

Le miroir peut donc donner naissance à des images fantastiques et à la fois à des expériences psychiques irrationnelles. Le regard dans le miroir, mis au service du narcissisme, contient virtuellement toujours des moments d'irréalité, d'illusion et de folie. C'est à lui que s'adresse l'homme pour qui le statut de sa réalité et l'identité de sa personne restent une énigme (cfr. Lederer 1986: 305). Par les effets de miroir l'identité de l'homme est mise en cause. Au delà de son importance intrapersonelle la vision dans le miroir constitue pour maint artiste, surtout pour les poètes romantiques, un "équivalent idéal de la vacillation qu'elle implique entre réalité et idéalité" Milner 1982: 96); lorsque l'image spéculaire est celle de l'observateur lui-même le regard dans la glace peut donner naissance à des sentiments de désappropriation aboutissant parfois dans la sensation de se sentir vidé de sa personnalité au profit d'un Autre.




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Gravure de 1640: Le miroir comme attribut de la prudence
© L'Encyclopédie des symboles. Paris 1989.


Les choses

Dans L'ami des miroirs (= AdM) (Rodenbach 1963) le protagoniste s'est rejeté à soi-même, par conséquent la perception du monde, surtout la vue, gagne une importance de plus en plus grande aux dépens de l'interaction avec le monde. Sans avoir un correctif dans l'Autre, il est, pour se refléter, réduit à la vue, ne peut donc prendre réfuge qu'au miroir. Mais l'image que le miroir offre à son spectateur est celle d'une matière dématérialisée (contradictio in adiecto), donc non seulement indirecte et inverse, mais aussi faussée et subvertie (cfr. Todorov 1970: 88).

Le "héros" de Rodenbach, solitaire mélancolique, pour qui l'entourage a adopté des qualités hostiles, s'est retiré dans sa chambre, car, se croyant incompris, il préfère le parti des choses et du passé au parti des hommes et restreint toute son énergie affective aux choses qui ne sont pas en état de le trahir. Autrement dit: pour pallier la disparition de l'Autre, "le décor acquiert un statut autonome dans l'espace narratif ou poétique" (Boracek 1999: 59).

Avec sa réclusion dans la chambre l'ami des miroirs s'est décidé d'un côté pour une 'claustration totale' où le contact aux autres ne se réalise qu'à travers le monde semi-imaginaire du miroir, et d'un autre côté pour une renonciation à toute action en forme d'une attitude purement esthétique ( la vue).

L'ami des miroirs préfère des impressions sensorielles au contact réel, direct aux choses, comme son auteur-créateur, son porte-parole G. Rodenbach. Il tourne le dos au réel, il le fuit, il est reclus, replié dans son "aquarium ouaté où les cris sont amortisés et les coups feutrés" (Bermúdez 1999: 54). La clôture envers le dehors que l'ami des miroirs célèbre, est un trait signifiant des chambres auxquelles G. Rodenbach prête une "voix close aux influences du dehors" (RdS, I: 9). L'hostilité envers le dehors, vers ce qui n'est pas moi, est un mode de comportement qui s'explique par la peur profondément enracinée que "le rêve au fil nu du miroir", le "rêve d'Ophélie au miroir d'eau dormante" puisse être troublé (ibid). La "vie ambiante" qui jamais ne semble dépasser la beauté des rêves, est exclue de la conscience du poète.




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Pour un homme comme le "héros" de Rodenbach qui se sent dérangé par les objets de son entourage, de sa chambre même, le miroir remplit la fonction d'un substitut d'un rapport direct au monde. L'hostilité des objets dont il a une conscience trop nette, le pousse, comme il semble, dans l'impasse d'une renonciation presque totale à des rapports directs et qui est pour lui une nécessité existentielle. Les qualités humaines qu'il leur attribue, comme "hostilité", absence de reconnaissance et "mélancolie" (AdM: 314), représentent pour lui des obstacles à un rapport non accablant, non compliqué aux choses.

Parmi les objets qui troublent l'état d'âme du "héros" du conte, est aussi le miroir. Dans le "Règne du Silence" (= RdS) (Rodenbach 1994) le poète aborde plusieurs fois les liens tendres, souterrains qui l'attachent à cet objet-là qui pour lui est d'une importance exquise. Car il l'aide à rompre la solitude d'une vie en chambre, il y ose faire même une identification de miroir et d'amour, identification valable si "amour" signifie "n'être plus seul" et "se doubler par un autre meilleur que soi". Mais l'amour que le miroir offre, est un "amour absorbant et profond" (RdS, V: 14).


Sous la magie des miroirs

Pourquoi les miroirs ont-ils une si grande force d'attraction pour le protagoniste de Rodenbach? Des émotions ambivalentes captivent la personne qui s'y mire: amour et confiance, plaisir et peur. Les "miroirs cruels" (RdS, IX: 18) portent pour le héros du conte les traits d'un être vampirique: ils ne guettent pas seulement leurs spectateurs, mais vivent même de leurs reflets, prennent leurs couleurs vives (AdM: 314). Mais, d'un autre côté, le "héros" de Rodenbach est fasciné par le "mystère fluide" qui entoure le cristal des miroirs: pour son imagination les miroirs sont "des fenêtres ouvertes sur l'infini" (AdM: 313), métaphore que Rodenbach emploie aussi dans Le règne du silence:

près du miroir blafard,
où leur (bulles =rêves) illusion voyait une fenêtre
ouverte à l'infini, sur l'infini peut-être (RdS, IX: 18)

L'engloutissement dans le miroir comparé par l'ami des miroirs à une "eau qui allait s'ouvrir et se refermer" sur lui, est accompagné d'une grande peur. Malgré la menace que le miroir constitue pour lui, le "héros" de Rodenbach ne renonce pas à y chercher son image, attiré peut-être par les "calmes influences" de la glace qui d'après l'auteur se réalisent grâce à la transposition de nuances et aux jeux de lumière où les reflets gagnent une "part d'infini" (RdS, I: 29s.).

L'intérêt de G. Rodenbach pour toutes sortes de reflets s'explique aux yeux de Robert de Montesquiou par les rapports intimes du poète aux canaux mélancoliques des Flandres qui ont, comme il dit, déterminé intensément sa sensibilité et qui ont nourri sa "passion des mirages, le rendu des reflets" (Gorceix 1999: 89s.).




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Les impressions sensorielles, gratification d'une observation attentive et prolongée des images, avaient pour l'auteur la fonction de "générateurs de manies, de lubies, [...] voire de folies" (Gorceix 1999: 94) et font participer le lecteur à des habitudes conceptuelles et perceptuelles toutes différentes en l'immergeant ainsi dans une atmosphère fantastique et étrangère. Elles le font témoin de communications et d'analogies immatérielles et subtiles entre l'homme et les choses. La connivence avec les mystères et l'irréel contribue à la "chute des évidences" (Gorceix 1999: 96), écroulement qui favorise l'empire de l'imaginaire sur le perçu. C'est ainsi que, grâce aux miroirs, l'intérieur de sa chambre adopte les dimensions d'une immense cité où il trouve d'innombrables femmes des siècles passés, prêtes à l'aimer: "Certes je suis encore des femmes [...]. Mais elles vont vite, ne veulent pas se laisser aborder, me dépistent de miroir en miroir, comme de rue en rue." (AdM: 317)

Son esthétisme, attitude exclusivement perceptive, est soutenu par le silence et l'immobilité qui entourent les objets et qui les laissent apparaître à une lumière agréable, les approchent à des figures positives du passé: "[...] les chambres / sont accueillantes, sont des mères sachant bien / le cœur de notre cœur" (RdS, I: 9) – objets qui font renaître des personnes consolantes.

Toute affirmation réelle par l'Autre est exclue parce que sa sphère vitale est rétrécie à une seule chambre, circonstance qui explique aussi la nécessité vitale (existentielle) que les miroirs représentent pour le "héros" du conte. Après l'exclusion du dehors l'Autre ne peut plus lui attester son être véritable. Pour se voir il doit se rendre au miroir, mais les miroirs 'véridiques' qu'il cherche, n'ont à réfléter que l'image qu'il veut voir. Loin d'être confronté à son moi réel, il est à la quête de son moi idéal qui lui donne d'autosatisfaction, la suffisance dont il a besoin. En tant que son image qui est en état de flatter son moi narcissique, n'est pas reflétée par les autres – pour lui des ennemis –, il prend recours à un objet passif tel que le miroir . Sous cette perspective tous les miroirs qui lui donnent l'air d'un homme maladif, pâle, faussent, comme il dit, sa vraie image.

A la recherche d'une image véridique il se barre lui-même la voie, car il arrange tout pour ne pas atteindre son but: il est conduit par le désir de son image idéale. Il y aura toujours une distance/différence entre son moi réel et son moi idéal, différence qui le condamne à une quête infinie, à l'achat de miroirs innombrables.

Rejeté à lui-même, le "héros" solitaire de G. Rodenbach couvre – pour se délivrer de l'étroitesse de sa chambre, pour se créer de vastes espaces – les murs de sa chambre d'innombrables miroirs, procédé par lequel se dégage une dialectique du fermé et de l'ouvert. Grâce aux reflets potentialisant mutuellement l'illusion de vastes espaces jusqu'à l'infini Rodenbach donnait, au niveau perceptif, l'appparence d'avoir ouvert les lieux clos qu'il préfère "aux contacts raréfiés avec l'extérieur" (Borazcek 1999: 57).




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Par le choix de miroirs innombrables pour sa chambre il cherche en vain à supprimer le sentiment d'étrangeté et d'hostilité qu'il y rencontrait après son voyage. Il ne s'entoure qu'avec ses images spéculaires, avec soi-même, donc avec quelque chose de familier. Cet état, cependant, ne dure pas très long, car bientôt il ne peut plus y reconnaître sa propre image spéculaire, puisqu'il n' a plus rien à sa disposition dont il pourrait se délimiter. La perte d'espaces déterminés en faveur de vastes étendues illimitées, si bonnes qu'elles semblent être, entraîne la perte dans cet infini spatial, la perte de sa santé mentale. Grâce à son imagination riche l'infinitisation de l'espace d'un côté et la pulvérisation des limites entre moi et objet d'autre côté le font témoin d' "analogies mystérieuses, des corridors merveilleux entre les idées et les choses" (AdM: 314s.).

La désorientation spatiale et temporelle et la perte du réel en faveur de l'imaginaire auxquelles contribue sa recherche obsessive de miroirs sincères, véridiques précieux des siècles passés se manifeste dans une expérience toute différente de soi-même: le sens du temps lui fait défaut; il se regarde comme un "autre lui-même, projeté hors du temps, en voyage dans le passé" (AdM: 316). Par cette circonstance même sa distance à son propre moi s'élargit: "Il se voyait dans un recul, tel qu'il serait plus tard, tel qu'il devait apparaître déjà à ses amis, plus vague et pâle par l'absence" (ibidem).

Tandis qu'au début il croyait voir les images spéculaires de belles femmes qui, au passé, se regardaient dans ces miroirs, à la fin il ne se voit que lui-même sans savoir que c'est lui qu'il voit. En d'autres termes: même dans son imagination il devient, dans sa réclusion, de plus en plus restreint. L'Autre réel est totalement exclu de son monde spéculaire, car il n'y a pour lui que quelqu'un qui est apparement autre. C'est de cette manière que la menace de devenir tel que les autres le veulent voir ou tel qu'ils l'attendent, est presque exclue. Dans sa réclusion et dans l'hermétisme de son existence il n'y a plus une image qu'un autre pourrait se faire de lui. Il ne se reflète pas aux yeux des autres, dans les autres, ce n'est que lui-même qui, à son insu, se reflète.

La réification du personnage qui est favorisée par le retour constant au miroir et l'entourage reflétant entraîne la réduction du "héros" au niveau ontologique des choses: En vertu de l'adoption de l'apparence phénomenale d'un objet il se voit dénué de son autonomie et il ressent les objets comme envahissants. Pour cela Borazcek (1999: 59) parle de "vitalité évaporée" comparant le protagoniste à un "misanthrope désincarné". Malgré cet effet fatal le protagoniste de Rodenbach ne peut pas se dérober à la force magique du miroir, car elle ne se dissout qu'au moment où le sujet, l'ami des miroirs, devient objet pour un autre et qu'il se voit reflété en lui. Le miroir ne perdra sa force magique qu'au moment où le moi cherche son reflet dans les yeux d'autrui. Dans la dialectique de l'identification avec autrui où l'Autre assume la fonction du miroir, le sujet s'objective au prix, cependant, de son aliénation et de la perte de son indépendance. Une telle entrée en dialogue avec l'Autre mettrait fin au règne du moi idéal pour ouvrir la voie de l'orientation de l'idéal du moi à autrui (cfr. Lederer 1986: 310).




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Les regards continus dans les miroirs lui facilitent la transition à la rêverie, "zone floue, où convergent le silence/le bruit, la mort/la vie, le reflet/la résonance, le réel/son envers, le présent/le passé, le temps/l'espace, le moi/le monde" (Bermúdez 1999: 55). L'importance capitale que G. Rodenbach donne au rêve, se comprend par leur fonction de 'clés' pour sortir de nous-mêmes. Pour le poète il figure une demeure loin de toute atteinte du réel. Ne pas étant prêt à supporter le clivage entre une réalité insuffisante, misérable et une image idéale le "héros" de G. Rodenbach donne finalement la préférence à son moi idéal, donc imaginaire. Cherchant la proximité d'innombrables images sur lesquelles le moi est projeté et avec lesquelles le sujet s'identifie, il est hors d'état de se délivrer de la force magique du miroir, condamné à être dépourvu de toute identité; à être ubiquitaire et sans contours. (cfr. Lederer 1986: 313).

Après avoir constaté une fois qu'il a mauvaise mine, il ne peut plus "mettre ce qu'il perçoit dans le miroir en relation avec la réalité de son corps" (Pankow 1974: 11). Pour cette raison l'image de l'autre se substitue à l'image du sujet (cfr. Maldiney 1991: 411). Contre toute apparence ses troubles mentaux ne remontent pas à la mauvaise mine à cause de laquelle il y verra l'image d'un autre. Car: "en réalité le trouble est déjà dans le regard, dans l'attention exclusive que l'ami des miroirs 'accorde à son image' qui lui apparait comme celle d'un autre. C'est à la suite de la convergence exclusive des tensions de son corps vers son reflet que son image spéculaire, coupée de sa présence au monde à travers son corps, le regardait comme ferait un autre. C'est ainsi que l'on peut expliquer le fait que pour le "héros" de Rodenbach son image n'est plus une image mais la réalité physique d'un autre (cfr. Maldiney 1991: 412).

Le rapport presque exclusivement perceptif auquel remonte, au moins partiellement, l'écroulement mental de l'ami des miroirs, indique l'importance que Georges Rodenbach accorde à l'observation qui représente dans son œuvre la dimension esthétique et qui est liée chez lui à la folie. En thématisant le recours au miroir qui favorisait ces jongleries avec l'être et le paraître, avec le visible, l'auteur donnait donc expression au danger d'un esthétisme conséquent où le miroir figure comme symbole d'un mimétisme quelconque (cfr. Gorceix 1999: 101). Le jeu artistique des apparences (reflets) qui prend forme dans la création littéraire et qui est vécu par le poète avec toutes ses subtilités et finesses, est une condition apparemment peu compatible avec ce qu'on comprend d'habitude par l'expression 'santé mentale'.

La sensation d'une irritation enchantante, stimulante que les miroirs exercent sur son âme d'esthète, s'explique par le jeu merveilleux et parfois inattendu des reflets des objets et de la lumière. Ils donnent accès aux régions de la dissolution et de la désagrégation que le perçu spéculaire (chambre/ville/souvenirs) évoque pour le poète.(cfr. Gorceix 1999: 101). L'habitude qui consiste à s'adresser continuellement au miroir pour se rassurer soi-même de son identité, aboutit paradoxalement dans la perte de soi-même qui, sans une image stable de soi-même et sans des relations d'objet, ne peut subsister. Au moment où, comme Narcisse, il tente d'entrer dans une symbiose finale avec l'image idéale – il ne la reconnaît pas comme telle parce qu'il ne sait plus le fonctionnement des miroirs – il meurt.




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Conclusion

Loin de se trouver exclusivement au service d'une connaissance de soi-même le retour au miroir sert de moyen de fuite dans un monde artificiel, imaginaire où l'ami des miroirs se croit immunisé contre l'hostilité des objets et protégé contre les dangers du dehors. Sans être conscient des suites funestes de l'innocuité spécieuse de son goût des miroirs il s'expose à l'absorption de plus en plus grande de son image spéculaire qui, au détriment de son moi réel, le fait savourer les joies d'une image idéale de soi-même qui compense ses expériences négatives dans le monde quotidien. Le charme irrésistible du monde imaginaire, ouvert par l'ensemble des miroirs, l'approche progressivement des écueils où rien ne peut plus empêcher l'écroulement de son identité.

Sans être prêt à accepter son visage véritable, son moi réel, misérable qu'il est – son image idéale lui interdit une telle affirmation –, l'ami des miroirs s'enfuit dans un monde imaginaire au-delà du Temps, dans l'infini temporel et spatial. Tout ce qui pourrait le déranger, est systématiquement supprimé, éliminé. La fuite dans le monde spéculaire se transforme à la fin en une fuite resp. un saut dans le miroir où se manifeste la recherche d'un contact concret, réel, le désir ardent d'une union avec l'image spéculaire. La distance-dualité douloureuse ne prend fin que dans l'unité mortelle du saut dans le miroir.

A la base de ce conte réside un refus fondamental du protagoniste rodenbachien, à savoir celui de devenir l'objet d'un regard aliéant. Ce n'est qu'au moment où le sujet devient objet pour un autre et où il se voit réflété que la force magique du miroir se dissipe. L'objectivation du sujet dans l'identification avec l'Autre met fin au règne du moi idéal (Ideal-Ich) pour ouvrir la voie à l'orientation de l'idéal du moi (Ich-Ideal) à l'Autre qui adopte aussi la fonction du miroir pour le sujet, cependant, au prix de son aliénation et de la perte de son indépendance.2


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Annotations

1 Sur cet aspect dans l'œuvre de Rilke cfr. Wiesmann (1975: 144).

2 Cfr. Lederer (1986: 310), Laplanche/Pontalis (1967: 255–256 et 184) et Winnicott (1973: 128).

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