Rapports

La langue au travail: esquisse d'une grille d'analyse

Claude Truchot
Université Marc Bloch, Strasbourg, FR

Table des matières
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Rôle des facteurs économiques dans les changements sociolinguistiques

En Europe, la transformation des modes de production et d'échanges a fortement marqué l'histoire des langues. Aux XIXe et XXe siècles, dans des économies circonscrites par des frontières d'États, les pratiques linguistiques sur les lieux de travail ont contribué de manière décisive à établir le rôle et le statut des langues nationales et à la marginaliser les autres langues. Ainsi en Grande-Bretagne, l'industrialisation du Pays de Galles au XIXe siècle a influé sur l'histoire de la langue galloise au moins autant que l'annexion de ce territoire à la Couronne d'Angleterre au XVIe siècle. Même si de nombreux métiers ont été en marge de l'industrialisation et ont contribué à maintenir des pratiques linguistiques anciennes, et même si dans les grandes entreprises l'organisation du travail (le taylorisme) réduisait le recours au langage, l'interdisait même dans le travail à la chaîne, la parole étant considérée comme inutile et anti-productive, la connaissance de la langue nationale s'imposait. Elle était la condition de la promotion professionnelle et donc sociale.

La langue au travail dans l'internationalisation de la production et des échanges

Les pratiques linguistiques sur les lieux de travail ont été profondément modifiées au cours du dernier quart du XXe siècle, pour deux séries de raisons fortement imbriquées. La première est l'évolution des modes de production et de la nature des biens produits. L'informatisation et l'automatisation, l'importance prise par l'économie de services, ont transformé la nature du travail, et fait du langage un instrument de travail à tous les échelons des entreprises. Maintenant celles-ci encouragent et développent le recours au langage. La langue au travail a changé aussi en raison de l'internationalisation de la production et des échanges, et donc des entreprises et du marché du travail.

Facteurs d'usage des langues

Les contraintes de communication résultant de l'insertion internationale d'une entreprise sont le plus souvent mises en avant pour expliquer les pratiques multilingues. Ainsi une entreprise multinationale doit gérer les flux de communications internes de manière verticale (entre siège et filiales) et transversales (entre filiales), ainsi que sa communication externe.

Mais ces contraintes de communication ne suffisent pas à expliquer les pratiques multilingues sur les lieux de travail. Ainsi toutes les multinationales n'accordent pas le même rôle à leur langue d'origine. On peut identifier dans le traitement qu'elles en font un autre facteur que l'on appellera la " force d'une langue " (Ammon, 1991), définie par des paramètres démographiques, géographiques, politiques, économiques, culturels, éducatifs.

On peut en identifier d'autres: par exemple le rôle des langues dans la relation au pouvoir, dans l'exercice du pouvoir, dans les rapports hiérarchiques; l'utilisation de l'image d'une langue pour projeter l'image de l'entreprise. Les entreprises intègrent les idéologies linguistiques qui pénètrent la société; elles contribuent à les construire et à les promouvoir. Selon les théoriciens de la mondialisation, le fait même de penser globalement et d'agir localement implique à la fois une langue globale et une démarche multiculturelle. Ils insistent sur ce dernier aspect en y mettant toutefois des contenus très différents.

Types de pratiques linguistiques

Ces facteurs sont à la base des différentes pratiques et des stratégies plus ou moins construites que l'on observe dans les entreprises. Ainsi l'usage de l'anglais comme langue véhiculaire est généralisé, mais varie considérablement. Certaines entreprises lui donnent un statut officiel (langue de l'entreprise). Dans beaucoup son usage s'insère parmi celui d'autres langues. Les langues d'origine des entreprises sont utilisées également de manière variable et leur usage correspond souvent à des relations de pouvoir.

Le traitement des langues des pays où s'implante une entreprise est le domaine sur lequel on a le moins d'informations. On peut penser que le rapport entre les langues de la sphère publique et les langues véhiculaires n'est pas le même selon la " force " des langues en présence et qu'il se produit dans de nombreux cas des phénomènes de minoration.

Mais une langue constitue aussi une ressource dont des entreprises font usage. Ainsi l'Alsace, où la connaissance de l'allemand s'appuie sur les parlers régionaux germaniques, est un lieu d'implantation privilégié par les entreprises allemandes et suisses. On constate aussi que les entreprises situées en Allemagne et en Suisse font appel à des travailleurs frontaliers alsaciens, non seulement en raison de leurs qualités bien connues, mais de plus en plus parce qu'ils sont bilingues, ou plutôt quand ils maîtrisent les formes standard du français et de l'allemand.

On peut faire l'hypothèse que ces pratiques ont des répercussions hors du cadre professionnel. Il est probable qu'elles modifient les représentations des langues, le rapport à la langue nationale, le statut social de l'individu multilingue. Elles agissent aussi certainement sur les représentations du rôle de l'anglais. On est donc tenté d'établir un lien entre les représentations actuelles de cette langue dans la société et celles des langues nationales il y a quelques dizaines d'années, en constatant que les connotations positives qui s'attachaient à celles-ci se portent maintenant vers l'anglais. Toutefois il s'agit là d'une hypothèse sur laquelle devraient porter des études de terrain, comme sur les autres questions encore très mal connues de la langue au travail.

Pour tout contact sur ces questions: Claude.Truchot@wanadoo.fr

Références bibliographiques

Ammon, U. (1991) Die internationale Stellung der deutschen Sprache, Berlin : de Gruyter.
Boutet, Josiane (dir.) (1995) Paroles au travail, Paris : L'Harmattan, collection "Langage et travail".
Cabin, P. (dir.) (1999) Les organisations. État des savoirs, Paris : Sciences Humaines.
Hollqvist, H. (1884) The Use of English in Three Large Swedish Companies, Uppsala : Studia Anglistica Uppsaliensa, Vol. 55.
Truchot, C. (2000) "La langue au travail. Évolution des pratiques linguistiques dans les entreprises multinationales en Europe ", Conférence au Colloque Communiquer en milieu professionnel plurilingue de l'Association Suisse de Linguistique appliquée, Lugano, 14-16 septembre 2000, (à paraître).


Bulletin d'information 7 du CEL - avril 2001