Rapports

Faire face au défi du multilinguisme en Europe centrale et orientale: le formation des traducteurs et des interprètes

Zuzana Jettmarova
Univerzity Karlovy, Praha, CZ
et
Daniel Toudic
Université de Rennes II, FR

Table de matières
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L'accélération du processus d'élargissement de l'Union européenne annoncée au dernier sommet européen pose à nouveau avec acuité la question du défi linguistique que représente cet élargissement. Le maintien du principe du multilinguisme est fonction de plusieurs conditions :

  1. la volonté politique des états membres actuels et des pays en voie d'accession ; 
  2. les sacrifices financiers que les Etats membres sont prêts à consentir pour assurer qu'une Europe multilingue puisse fonctionner avec 18 langues de travail ou plus ; 
  3. la capacité des nouveaux états membres à fournir en nombre suffisant les traducteurs et les interprètes formés selon les critères exigeants de l'UE.

Parallèlement, sur le front commercial et économique, la création d'un marché européen élargi est en cours depuis maintenant dix ans, posant là aussi la question de la réponse à apporter sur le plan linguistique. Même si l'anglais, et dans une moindre mesure l'allemand ont largement dominé les communications dans le domaine commercial, les besoins réels en matière de traduction et d'interprétation dans les langues de l'Europe centrale et orientale, notamment dans les domaines techniques et juridiques, n'ont pas toujours été satisfaits faute de professionnels compétents.

La formation des traducteurs et des interprètes risque donc de devenir une question essentielle en Europe centrale et orientale au cours des prochaines années. Comme l'a démontré la Conférence de Jyväskylä, beaucoup d'institutions universitaires des pays PECO prennent la question tout à fait au sérieux et ont déjà commencé à y répondre, alors que l'enjeu ne semble pas toujours avoir été bien perçu par les milieux officiels ou les milieux économiques.

L'enquête réalisée par le sous-projet du réseau thématique sur la Traduction et l'Interprétation dans 11 des pays PECO (la zone Tempus Phare plus les Etats baltes) a clairement montré les efforts réalisés dans les milieux universitaires pour mettre en place de véritables programmes ou modules de formation dans le domaine de la traduction et de l'interprétation. Les 27 institutions (sur 30 institutions partenaires de programmes Tempus contactées) qui ont répondu à l'enquête avait toutes mis en place des éléments de formations ou des formations spécifiques en traduction et/ou en interprétation, allant de modules optionnels pouvant être choisis par des étudiants en 3ème ou en 4ème année d'un cursus de langues étrangères à des formations de 3ème cycle avec spécialisation en interprétation de conférence ou en traduction spécialisée. Les traditions universitaires ou les contraintes institutionnelles nationales déterminent bien évidemment le degré d'autonomie dont bénéficient ces formations, certains pays étant plus enclins que d'autres à reconnaître à la traduction et à l'interprétation un statut de champ disciplinaire à part entière. Dans environ un tiers des institutions interrogées ces formations étaient gérées par des départements, des écoles ou des instituts de traduction, marquant ainsi, au moins symboliquement, une rupture claire par rapport au secteur de la "philologie" traditionnelle. Dans certains cas (par exemple en Hongrie), cette rupture est liée au développement historique de la formation des traducteurs en tant que discipline "technique" enseignée dans les instituts de technologie, mais dans la majeure partie des cas, la formation des traducteurs et des interprètes reste la responsabilité des départements de langues des facultés de lettres et de sciences humaines. 

Il reste bien sûr de nombreux obstacles à surmonter avant que la formation des traducteurs et des interprètes ne soit pleinement reconnue dans tous les PECO. Certains de ces obstacles sont d'ordre institutionnel, comme nous l'avons déjà dit plus haut : les ministères de l'éducation, (parfois soutenus par le "lobby" des philologues) sont souvent réticents à créer de nouveaux diplômes en traduction et en interprétation, surtout si ces créations sont susceptibles de créer de nouveaux besoins de financement. Les ministères qui sembleraient devoir être les principaux bénéficiaires et employeurs des "produits" de ces formations ne sont pas toujours les premiers à faire appel à des traducteurs professionnels travaillant selon les normes reconnues. Toutefois, la nécessité de traduire l'ensemble de l'acquis communautaire dans la phase préparatoire de l'intégration européenne a incité certains des gouvernements concernés à mettre en place des politiques linguistiques plus affirmées et des unités de traduction ou, a minima, des structures de coordination, dotées de moyens plus importants et de personnels formés.

Une autre obstacle majeur est le "marché" de la traduction lui-même en Europe centrale et orientale. Des centaines d'agences de traduction sont apparues après 1989, exploitant les compétences de milliers de linguistes et d'ingénieurs connaissant les langues étrangères mais dépourvus de toute formation spécifique en traduction ou en interprétation. Le critère coût a alors trop souvent primé par rapport à la qualité et au professionnalisme. En l'absence de normes professionnelles reconnues et alors qu'une nouvelle génération de traducteurs et d'interprètes commence tout juste à arriver sur le marché, les entreprises ou agences qui tentent d'imposer des normes de qualité internationales ont souvent un handicap majeur par rapport à celles qui tirent sans scrupules les tarifs vers le bas.

D'autres obstacles se situent au niveau universitaire, et notamment la mise en œuvre de programmes à vocation plus professionnalisante qui exigent de nouvelles connaissances, de nouveaux savoir-faire et de nouvelles méthodes d'enseignement. Comme dans d'autres parties de l'Union européenne, la formation de formateurs et le recrutement de nouveaux enseignants-chercheurs eux-mêmes spécialisés en traduction prend du temps. Les retombées des collaborations établies dans le cadre du programme TEMPUS et l'arrivée d'une nouvelle génération d'universitaires commencent seulement à faire pleinement ressentir leurs effets.

Enfin, il ne faudrait pas négliger l'importance des obstacles matériels dans des pays où beaucoup d'institutions doivent encore faire face à de sévères restrictions budgétaires et rattraper un retard important en matière d'équipement informatique et de ressources documentaires. A une époque où il est difficile d'envisager la formation de traducteurs et d'interprètes sans un investissement considérable en matériel informatique et en logiciels, les financements Tempus, même lorsqu'ils existent ou ont existé, sont souvent insuffisants pour assurer les investissements à long terme que nécessitent de telles formations. 

L'atelier "Traduction et Interprétation" de la Conférence de Jyväskylä a tenté de dépasser ces obstacles en envisageant ce que signifiera réellement, au XXIème siècle, une Europe élargie véritablement multilingue. Deux aspects ont été plus particulièrement débattus : celui de la traduction vers les langues étrangères et celui des combinaisons de langues "rares" (telles que roumain-suédois ou polonais-finlandais). Tous les participants des PECO ont insisté sur l'importance, dans leur contexte national, de la formation à la traduction langue A- langue B). Cette pratique est peut-être contraire à toutes le règles professionnelles applicables aux "langues dominantes" de l'Union, mais tient compte de la réalité du marché de la traduction dans les PECO, où la majorité des contrats concernent la traduction vers les langues étrangères, situation qui risque de perdurer pendant un avenir prévisible. Quant à l'importance des combinaisons "rares" dans le contexte de l'élargissement, elle a été soulignée par les représentants des services communautaires de traduction et d'interprétation, comme moyen de réduire le coût prohibitif de la mise en œuvre du multilinguisme intégral dans les institutions européennes. La formation de traducteurs et d'interprètes des PECO ayant comme langues de travail une des langues moins répandues de l'UE et au moins deux des langues courantes deviendra une priorité dans le cadre de l'élargissement. Toutefois, cette exigence rendra nécessaire l'allongement des cursus de formation en traduction et en interprétation, impliquant de nouvelles ressources financières et humaines.

Comme en Europe occidentale, la diversification et la spécialisation des formations en traduction et en interprétation est sans doute la clé du développement. Cette diversification peut se faire à l'intérieur de chaque pays mais aussi par la coopération internationale. La spécialisation des traducteurs d'une part et des interprètes de l'autre est déjà en marche grâce à la création de cursus spécifiques de 3ème cycle dans plusieurs pays. En outre, la "segmentation" du marché de la traduction en fonction des besoins respectifs des gouvernements nationaux et des institutions européennes d'une part et des grandes entreprises et des PME de l'autre, se traduira tôt ou tard par une diversification et une spécialisation des structures et des contenus des programmes de formation des traducteurs. Quant à la diversification des combinaisons linguistiques, elle peut s'effectuer par le biais des mobilités Socrates et d'accords bi- et multilatéraux entre établissements d'un même pays ou entre plusieurs pays offrant des langues "modimes" différentes. Le Conseil européen pour les langues et le futur Réseau thématique pour les langues auront certainement leur rôle à jouer dans la promotion de tels partenariats et pour établir de nouvelles voies de communication entre les formateurs de traducteurs et d'interprètes à travers cette nouvelle Europe élargie.


Bulletin d'information du CEL - octobre 2000
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